Hommage à Rudolf Schock

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Rudolf Schock. Opéras italiens en allemand, volume 1. VERDI : Rigoletto et La Force du destin. Puccini : Tosca. DONIZETTI : L’Elixir d’amour. MASCAGNI : Cavalliera rusticana. En bonus : Récital de Carla Martinis (en italien) : airs de Verdi, Puccini et Mascagni. Rudolf Schock, Joseph Metternich, Rita Streich, Margarete Klose, Carla Martinis, Martha Mödl, Gottlob Frick, Stina-Britta Melander et autres interprètes. RIAS Kammerochester Berlin et RIAS-Sinfonie-Orchester Berlin, direction Ferenc Fricsay ; Chœurs et Orchestre des Norddeutschen Rundfunks Hamburg, direction Hans Schmidt-Isserstedt et Wilhelm Schüchter ; Chœur et Orchestre du Deutschen Oper Berlin, direction Wilhelm Schüchter et Heinrich Hollreiser; Chœur et Orchestre du Württembergischen Staatstheater Stuttgart ; Philharmonie de Vienne, direction Wilhelm Furtwängler ; Berliner Kammerchor et Berliner Symphoniker, direction Ernst Märzendorfer. 2020. Livret en allemand et en anglais. Pas de textes des opéras. 650 minutes. Profil Hänssler PH20012 (11 CD). 

Rudolf Schock, la fascination… Elle s’exerce en Allemagne et en Autriche, et dans le cœur de nombreux amoureux de la voix dès les années 1950, et plus particulièrement depuis que ce ténor séduisant à l’aigu facile et ensoleillé, au port élégant et à l’allure altière, a incarné le rôle d’un autre ténor légendaire, Richard Tauber (1891-1948), chanteur-fétiche de Franz Lehar, dans un film en noir et blanc d’Ernst Marischka de 1953, intitulé Du bist die Welt für mich (titre repris par Jonas Kaufmann pour un récital de 2014 chez Sony). Né à Duisbourg en 1915, Rudolf Schock étudie dans sa ville natale, où il se produit dans le chœur de l’opéra, puis à Cologne, à Hanovre et à Berlin. Il fait ses débuts de soliste à l’âge de vingt-deux ans à l’Opéra de Brunswick. Même s’il travaille, pendant la deuxième Guerre Mondiale, au Deutsches Opernhaus Charlottenburg de Berlin, sa véritable carrière débute après les hostilités. Schock n’a que trente ans, il est en pleine possession de ses magnifiques moyens vocaux : Hambourg lui tend les bras, il va y briller de 1947 à 1956, tout en étant appelé régulièrement au Festival de Salzbourg dès 1948, au Royal Opera House londonien, au Festival d’Edimbourg, à l’Opéra de Vienne et à celui de Munich. Ce sera aussi Bayreuth. Cette belle voix d’une personnalité capable d’une vraie présence scénique et d’un jeu dramatique puissant, est aussi à l’aise dans l’opéra (Mozart, Weber, Wagner, Bizet, Tchaïkowsky…) que dans l’opérette. Il tourne plusieurs films musicaux qui augmentent sa popularité ; en dehors de son incarnation de Tauber, le plus réputé est sans doute Le Joyeux Vagabond, tourné en couleurs par Hans Quest en 1955. Rudolf Schock publie son autobiographie en 1985, sous le titre Ach, Ich hab in meinen Herzen (Munich, Herbig, non traduite en français, sauf erreur). Il décède l’année suivante. Rudolf Schock, qui avait obtenu le titre de Kammersänger, a triomphé aussi sur les scènes germaniques dans l’opéra italien, alors chanté en allemand, selon la tradition de l’époque. 

Le présent coffret Profil Hänssler de onze CD, qui se présente en couverture comme un premier volume, regroupe cinq opéras de Verdi, Puccini, Donizetti et Mascagni où l’on retrouve à chaque fois Rudolf Schock, entouré de partenaires dont le seul énoncé des noms fait rêver. Nous sommes dans une période bénie du chant. Verdi ouvre le bal, si l’on ose dire, avec Rigoletto enregistré du 20 au 30 septembre 1950 sous la direction du chef hongrois Ferenc Fricsay, chef légendaire s’il en est, dont on sait qu’il devait décéder prématurément en 1963, à peine âgé de 48 ans. Fricsay officie en vrai maître de cérémonie à la tête des chœurs et de l’Orchestre RIAS de Berlin dans une version qui tient l’auditeur en haleine de bout en bout, au point d’en oublier totalement la traduction allemande. Car le plateau est prestigieux : Rudolf Schock en Duc de Mantoue, séducteur invétéré, Rita Streich en sensible Gilda, Joseph Metternich en Rigoletto aux accents vengeurs puis désespérés. Mais il y a aussi Margarete Klose en Maddalena, Fritz Hoppe en Sparafucile, et d’autres chanteurs du temps qui font la démonstration de leur bel art vocal. Cette version existait déjà en CD, notamment chez Audite. 

Autre Verdi : La Force du destin, captée cette fois à Hambourg entre le 26 novembre et le 2 décembre 1952. Avec Rudolf Schock en Don Alvaro, on retrouve Joseph Metternich en Don Carlos di Varga, Sigmund Roth en Marquis de Calatrava, Martha Mödl en Preziosilla, Gottlob Frick en Padre Guardiano et surtout Carla Martinis (dont nous allons reparler) en Donna Leonora. Version déjà disponible en CD (chez Walhall), qui a été saluée comme d’un niveau très remarquable, ce que confirme l’audition dans un excellent son : la direction de Hans Schmidt-Isserstedt est d’une grande finesse et laisse un espace de respiration, les cordes de Hambourg sont délicates, Metternich est superbe dans l’arrogance, Martinis resplendissante de timbre, et Schock expressif, mais peut-être un peu en retrait par rapport à ses partenaires qu’il faut bien qualifier d’idéaux. Un CD complémentaire, annoncé comme une première sur ce support, contient la finale de l’acte II et des scènes des actes III et IV gravés en 1963 à Berlin (Deutschen Oper, direction Wilhelm Schüchter) et parus chez Eurodisc en stéréo l’année suivante. Rudolf Schock, toujours en Alvaro, y est beaucoup plus investi, entouré notamment par Brigitte Fassbaender et Hildegard Hillebrecht. La Scène du couvent y figure aussi : un enregistrement de 1954/55 chez Deutsche Grammophon (Stuttgart, direction Ferdinand Leitner). Schock n’y apparaît pas ; Annelies Kupper, Josef Greindl et Gustav Neidlinger se partagent les émotions et des élans vocaux de haut vol. 

Avant d’aborder Tosca de Puccini, à notre avis le sommet de ce coffret, il faut évoquer deux opéras enregistrés en stéréo. En 1962, L’Elixir d’amour de Donizetti est gravé par le Berliner Kammerchor et les Berliner Symphoniker sous la baguette d’Erst Märzendorfer. Eurodisc le publie l’année suivante. Toute la partition est traversée d’un élan irrésistible, Schock y campe un touchant Nemorino, il y déploie son aigu solaire, aux côtés de l’Adina de la charmante Suédoise Stina-Britta Melander qui a fait l’essentiel de sa carrière en Allemagne où elle excellait dans le répertoire italien et dont on a ici une vibrante et délicieuse confirmation. La partition brille de mille feux, et la leçon de chant est magistrale. Elle l’est tout autant dans une première en CD, un autre enregistrement Eurodisc de 1964 : Cavalleria rusticana de Mascagni au Deutsche Oper Berlin en 1963, dirigé par Heinrich Hollreiser, dans un contexte mélodramatique convaincant. Rudolf Schock campe un Turiddu vaillant face à la Santuzza d’Hildegard Hillebrecht, habituée des festivals de Salzbourg et autres du temps, d’Alice Oelke en Lucia ou d’Eberhard Waechter en Alfio. Cette version, comme les précédentes, apporte la preuve de l’extraordinaire vitalité des scènes allemandes des années 1950/60, de la qualité des chœurs et des formations orchestrales, ainsi que des plateaux vocaux, qui déçoivent rarement et sont au contraire en situation la plupart du temps. Le retour de ces opéras et de leurs compléments en coffret à prix doux est donc une véritable aubaine.

Revenons à Tosca. En ce qui nous concerne, c’est le choc émotionnel du coffret. D’abord parce que Wilhelm Schüchter, qui fut un chef d’opéra talentueux, apporte à la partie orchestrale une incessante dimension dramatique, tendue à l’extrême, le Norddeutschen Rundfunks de Hambourg répondant à toutes ses sollicitations dans cette gravure effectuée entre le 26 novembre et le 2 décembre 1952 (déjà en CD chez Walhall). On retrouve dans les trois rôles principaux Rudolf Schock en poignant Cavaradossi, lyrique à souhait, qui nous fait frissonner lorsqu’il lance E lucevan le stelle (Und es blitzen die Sterne dans le cas présent). Joseph Metternich est un Scarpia cynique, comme il convient, mais on sent en plus une présence physique et scénique impitoyable. Il faut s’arrêter un instant sur la personnalité de ce baryton parmi les plus éminents de l’époque. Metternich (1915-2005) a accompli sa carrière dans la plupart des opéras allemands, mais aussi à Vienne, à la Scala, au Metropolitan de New York ou au Palais Garnier, assurant chaque rôle avec un professionnalisme parfait. Il est aussi associé à Schock dans le présent coffret pour Rigoletto et La Force du destin, et l’hommage lui appartient en réalité tout autant qu’à son collègue. 

Mais un hommage tout aussi vibrant doit être rendu à Carla Martinis, présente déjà dans La Force du destin. Cette soprano croate (1922-2010) a connu un parcours vocal limité mais époustouflant. Née à Zagreb où elle fait ses études, elle épouse à l’âge de vingt ans son professeur, Vicko Martinis. Elle se produit très jeune à l’Opéra de Zagreb qui l’acclame dans le rôle de Mimi de La Bohème ; elle se spécialise dans les répertoires verdien et puccinien où elle va briller. On la retrouve sur la scène de l’Opéra de Prague, puis elle remporte en 1949 le Concours de chant de Genève. Sa voix d’une lumineuse clarté, aux sons filés et aux moyens maîtrisés, possède un sens inné de la déclamation, de l’expressivité vécue et du rayonnement. Sa carrière est lancée : New York dès 1950, Vienne où elle se produira jusqu’aux débuts des années 1960, tout comme à Aix-en-Provence, à Naples, à San Francisco, au Palais Garnier ou à la Scala. Sur recommandation de Rudolf Bing, elle chantera avec Karajan qui cherche « la voix la plus mélodieuse du monde », et elle sera la Desdémone de l’Otello de Verdi signé par Furtwängler à Salzbourg en 1951. Le destin ne va pas épargner pas cette cantatrice dont la beauté physique s’ajoutait aux qualités vocales exceptionnelles : en 1962, son fils meurt dans un accident de voiture. Carla Martinis est désespérée au point d’en perdre la voix, elle quitte la scène, définitivement, ne laissant que des témoignages en nombre trop limité. Le présent coffret lui rend justice à travers deux opéras où son art nous bouleverse. Sa Tosca est déchirante, mais en même temps sensuelle et violente ; une incarnation idéale que l’on ne cite jamais, sans doute en raison de cette version en allemand. Mais ce n’est pas tout : on découvre aussi avec gratitude sur un CD entier, le n° 8 du coffret présenté comme un bonus, un récital avec des airs en italien de Verdi, Puccini, Verdi et Mascagni extraits d’un disque HMV/Electrola enregistré en mai 1956 avec Wilhelm Schüchter au Staatsoper de Berlin. Carla Martinis a 34 ans, son chant est sublime aussi bien dans Ritorna vincitor ! d’Aïda que dans l’air Si. Mi chiamano Mimi de Puccini ou dans Vissi d’arte, vissi d’amore de Tosca, et l’on admire l’aisance du timbre dans Madame Butterfly ou Cavalleria rusticana. Deux extraits de l’Otello de Salzbourg avec Furtwängler viennent s’y ajouter. Magnifique et digne hommage rendu à une cantatrice qu’il faut placer au panthéon des grandes voix de cette époque ! On notera avec étonnement que Joseph Metternich et Carla Martinis ne font pas l’objet de l’attention d’Alain Pâris dans son Nouveau dictionnaire des interprètes (Paris, Laffont/Bouquins, 2015) ni de celle d’Alain Martet dans ses ouvrages Les Grands chanteurs du XXe siècle et Les grandes Divas du XXe siècle (Paris, Buchet-Chastel, 2012 et 2015).  

Un petit conseil de prudence pratique, pour terminer : chaque CD de ce superbe coffret, indispensable au cœur de toute discothèque lyrique, est soigneusement protégé par une pochette collée. Si l’on n’y prend garde, celle-ci risque de se déchirer. La manipulation est à faire avec délicatesse. Autant le savoir !

Son : 9  Répertoire : 10  Livret : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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