En 1977, une fabuleuse Edita Gruberova faisait la fête à Donizetti…

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Gaetano DONIZETTI (1797-1848) : Don Pasquale, opéra bouffe en trois actes. Oskar Czerwenka, Edita Gruberova, Hans Helm, Luigi Alva, Alois Pernerstorfer ; Chœurs et Orchestre de l’Opéra de Vienne, direction Hector Urbon. 2020. Chanté en allemand. Sous-titres en allemand, anglais, français, japonais et coréen. Notice en anglais et en allemand. Pas de texte du livret. 120.00. Un DVD Naxos 2.110659. 

Le 30 mars 1977, la Maison du peuple de Mürzzuschlag, en Styrie autrichienne (ville principale : Graz) était en ébullition. Cette petite cité de 8000 habitants est spécialisée dans le travail de la fonte, ce qui permit en 1912 la mise au point du premier acier inoxydable ; elle connaîtra son jour de gloire internationale en 2004, lorsque la romancière et dramaturge Elfriede Jelinek, née dans la localité en 1946, recevra le Prix Nobel de littérature. Mais, en cette soirée de 1977, l’événement, c’est la venue de l’Opéra d’Etat de Vienne. Celui-ci effectue une tournée nationale qui le mènera dans une série de villes moyennes (Krems, Villach, Bad Gastein, Ischl…), avec des membres de sa troupe permanente. Initiative qui, précisons-le, ne sera pas renouvelée ultérieurement, vu les difficultés artistiques, logistiques et financières que ce projet va engendrer. Mais puisque le bonheur est là, à portée de main, il convient de le saisir et de profiter de l’instant. Au programme ? Le délicieux opéra bouffe de Donizetti, Don Pasquale, chanté en allemand comme il est alors de coutume, ce qui n’enlève rien à son charme et à ses effets comiques. Surtout quand la distribution est de haut niveau. Plus de quarante ans après, le label Naxos fait un véritable cadeau aux mélomanes en restituant cette soirée qui a dû ravir les habitants de Mürzzuschlag ; ceux-ci n’ont sans doute pas eu souvent l’occasion d’accueillir un tel chef-d’œuvre du répertoire, servi par des artistes renommés.

Nous ne reviendrons pas sur les détails de l’action bien connue de cette comédie de Donizetti. Pour la soirée du 30 mars 1977, l’Opéra de Vienne n’a pas lésiné sur la qualité des interprètes. A la tête de l’orchestre officie l’Argentin Hector Urbon, oublié de nos jours, alors qu’il s’est produit aussi à Munich, Zurich ou Berlin. Lorsqu’il arrive dans la fosse et saisit la baguette pour entamer l’ouverture, on se dit qu’il pourrait camper un personnage d’A la recherche du temps perdu de Proust, son élégance aristocratique n’y étant pas pour rien. Il va mener la soirée avec toute la fantaisie requise. Le réalisateur du film, Wolfgang Lesowsky, a eu la bonne idée, pendant les sept minutes de ladite ouverture, d’inviter le spectateur à passer un moment avec les artistes dans l’autocar qui les amène dans la cité styrienne. On les découvre en plein bavardage, détendus, joyeux ou prêts à sombrer dans les bras de Morphée. Une fois le véhicule arrivé à destination, des préparatifs sont mis en évidence. Astucieux procédé, qui plonge le spectateur dans des coulisses que l’on découvre en pleine action, le tout dans une atmosphère de vitalité et de décontraction digne du sujet de l’opéra que l’on est en train de monter.

Le bijou de Donizetti s’inscrit dans un décor sobre et éphémère, l’intérieur d’une maison cossue. Les chanteurs-comédiens sont revêtus (costumes d’Evelyn Frank) comme ils pourraient l’être dans une pièce de Labiche, sans recherche d’une modernité tirée par les cheveux. Tout ici est bourgeois, mais sans exagération ni tape-à-l’œil. Ceux qui détestent les transpositions dans un modernisme outrancier seront ravis : le classicisme est de mise, la finesse est au rendez-vous. La mise en scène de Helge Thoma, actif à l’Opéra de Vienne de 1976 à 1981, ne vise qu’à servir la musique. Le plateau vocal ? Il est absolument idéal. On se prend à rêver en évoquant les noms de ceux qui le servent avec tant de subtilité, de légèreté et de drôlerie. Du côté masculin, la basse Oskar Czerwenka (1924-2000), incarne Don Pasquale. Cet artiste autrichien, qui était aussi auteur, plasticien et illustrateur (il eut l’honneur de plusieurs expositions), a fait partie de la troupe de l’Opéra de Vienne (75 rôles !) mais s’est aussi produit au Festival de Salzbourg ou au Metropolitan de New York. Reconnu pour son charisme, que le film permet d’apprécier, mais aussi pour la chaleur de sa présence sensible, Czerwenka s’est illustré dans Mozart ou Richard Strauss tout comme dans von Einem ou Egk. Honoré du titre de Kammersänger dès1962, il fait ici la preuve, au-delà des qualités vocales, de ses capacités d’enthousiasme et de son sens inné de la comédie. Le rôle d’Ernesto est confié au Péruvien Luigi Alva, né à Lima en 1927. Venu en Italie en 1954, il est sur scène à Salzbourg en Fenton de Falstaff deux ans plus tard. Engagé à l’Opéra de Vienne en 1961, il y est acclamé. Il fait par ailleurs de fréquentes apparitions au Metropolitan. Tout aussi charismatique, d’un charme léger, il bénéficie d’une voix de ténor claire et ensoleillée, que l’on ne cesse de savourer. 

Le Docteur Malatesta, roublard en diable, c’est l’Allemand Hans Helm, né à Passau en 1934. Ce baryton, autre membre du Staatsoper, a participé à des moments importants de l’opéra filmé : on le retrouve dès 1977 dans Arabella, dans la version du Fidelio de Bernstein avec Gundula Janowitz l’année suivante, mais aussi dans Andrea Chénier en 1981 ou dans Manon en 1983. Quant au notaire, c’est le Viennois Alois Pernerstorfer (1912-1978) qui se glisse dans ce costume de comparse. Ce n’est pas n’importe qui non plus : il a fait partie de la distribution du Götterdämmerung de Furtwängler avec Flagstad et Lorenz. Décédé un an après la présente tournée, il venait de se voir octroyé le titre de Kammersänger. Ce plateau masculin est parfait : non seulement il chante avec conviction et drôlerie, mais il fait de plus la démonstration que le jeu scénique n’a pas beaucoup de secrets pour lui. On objectera que ce style est hyper « classique » et ne met pas les protagonistes en danger ; il est en réalité si proche du vrai théâtre que l’on serait malvenu de prendre en compte une telle remarque.

Mais le grand, l’immense intérêt de ce Don Pasquale ressuscité et que l’on peut donc redécouvrir chez soi à satiété, c’est la présence de l’irrésistible et adorable Edita Gruberova dans le rôle de Norina. Née en 1946 à Bratislava, elle est, en ce mois de mars 1977, à une période charnière de sa carrière. Elle a quitté la Tchécoslovaquie communiste en 1970, a été une Reine de la Nuit la même année, suivie de seconds rôles avec la troupe de l’Opéra de Vienne, dont une présence à Salzbourg avec Karajan. Le 20 novembre 1976, elle triomphe dans Ariane à Naxos ; deux ans plus tard, le 23 mars 1978, son succès est dithyrambique dans Lucia di Lammermoor. Désormais, son fabuleux avenir est tracé. Mais entre Richard Strauss et l’opéra seria de Donizetti, il y a eu la tournée qui nous occupe, au cours de laquelle, témoignage visuel de Naxos à l’appui, elle éclabousse de sa présence fastueuse et de sa voix de rêve le personnage de Norina. Avec des qualités éblouissantes dans la comédie et la séduction. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer : le charme naturel, la spontanéité, la couleur de la voix, la joie de vivre ? Le talent, tout simplement, un incommensurable talent qui va se développer ultérieurement dans des rôles dramatiques, ce qui rend d’autant plus précieux ce Don Pasquale facétieux et fascinant, qui entérine l’éclosion d’une star déjà révélée. Ceux qui ont assisté à ce spectacle en 1977 en ont gardé, à n’en pas douter, un souvenir inoubliable. L’orchestre et les chœurs participent dignement à la fête. C’est à notre tour maintenant d’en profiter. Faut-il, comme les messagers annonciateurs de bonnes nouvelles, proclamer tous azimuts la nécessité d’acquérir ce trésor du chant ? Un tel témoignage, aux images en couleurs bien conservées, résultat d’un travail soigné, doit figurer dans toute vidéothèque digne de ce nom ! 

Note globale : 10

Jean Lacroix

 

 

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