Emmanuel Pahud, flûtiste dans son époque
On ne présente plus le flûtiste Emmanuel Pahud, star mondiale de son instrument. Que ce soit en soliste ou depuis les pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Berlin dont il est l’un des piliers, ce musicien aime sortir des sentiers battus. Alors qu’il est le héraut d’un album consacré à des musiques de film d’Alexandre Desplat (Warner) sous la direction du maître lui-même, il répond aux questions de Crescendo Magazine.
Vous êtes au coeur d’un nouvel album de musiques de film d’Alexandre Desplat. Qu’est-ce qui vous a poussé à prendre part à cette aventure ?
C‘est un souhait fort et secret que j‘avais depuis longtemps, car le cinéma est pour moi indissociable de la musique. La rencontre à Los Angeles avec Alexandre Desplat lors d‘une tournée des Berliner Philharmoniker fut décisive, lorsqu‘il me révéla qu‘il avait lui-même joué de la flûte et qu‘il rêvait d‘écrire des pièces pour cet instrument. Ce sont donc deux doux rêveurs qui se sont rencontrés, si l’on veut, et ainsi est née cette aventure qui allait se concrétiser deux ans plus tard à Paris avec l‘Orchestre National.
Que représente la musique de film pour vous ?
Elle polarise le spectateur en lui faisant regarder les images autrement. Elle lui permet de repartir avec des images en fredonnant ses thèmes favoris. Elle est l’expression de ce que l‘image ne peut pas toujours représenter.
Est-ce que vous êtes un cinéphile passionné ?
Amateur, oui, mais pas passionné : ma passion, ma vie, c‘est la musique ! Quand j‘étais étudiant à Paris, j‘ai vu et apprécié beaucoup de films dans les salles indépendantes et spécialisées : quel élargissement de mon horizon culturel !
Est-ce qu’il y a quelque chose de plus plaisant à jouer des tubes cinéphiliques comme le thème de Grand Hotel Budapest qu’une Sequenza de Berio ?
Non. Dans mon rôle d’interprète, de medium, la croyance est essentielle : la meilleure musique du monde est celle que l‘on est en train de jouer. Je ne suis pas là pour me faire plaisir, c’est le public qui doit prendre plaisir. Pour celà, je dois croire de tout mon être dans la musique que je joue, quelle qu‘elle soit.
Sur votre nouvel album, il y a la Symphonie concertante pour flûte et orchestre « Pelleas et Melisande ». Pouvez-vous nous parler un peu de cette partition ? Vous avez certainement joué les autres Pelléas et Mélisande (Debussy, Fauré, Schoenberg) avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Est-ce que, interprétativement, il est difficile de se détacher de ces autres modèles ?
La Symphonie concertante pour flûte et orchestre “Pelléas et Mélisande“ est la première oeuvre symphonique de Desplat où il donne une voix bien particulière à son instrument, la flûte. À travers cette pièce, on assiste d’abord au combat orchestre/soliste, puis progressivement à l’intégration des thèmes et des sonorités, jusqu’à ce côté fusionnel qui caractérise ces personnages. En cela, c‘est une étude de caractère commune à toutes les compositions qui se sont consacrées à ce Mythe, mais le langage et le style de chaque compositeur sont bien distincts. Distingué et élégant chez Fauré, exubérant et hyper-romantique chez Schoenberg, intense et se consumant de l’intérieur chez Debussy. Chez Desplat, la multiplicité rythmique et la souplesse des lignes, la saveur des couleurs orchestrales...
Vous avez initié à Berlin, avec Daniel Barenboïm, un festival dédié à la musique contemporaine. Qu’est-ce qui vous a poussé à lancer ce projet ?
Les conversations avec Daniel Barenboim sont enrichissantes comme peu de rencontres peuvent l‘être. Alors que les grandes salles de concerts et les maisons d’opéra étaient paralysées depuis la mi-mars 2020, nous avons échangé à la mi-avril des idées, des projets qui auraient été impossibles avant le Corona : comment vivre son art sans concerts ? Comme étudiant, chef, instrumentiste, chanteur, compositeur ? Tous à Berlin mais isolés, sans perspectives de reprise ? Les créateurs sont ceux qui sont familiers de l’isolement, qui nous permettent de construire le monde de demain, c‘est à eux que nous avons adressé les premiers appels et tous ont répondu présent. Leurs oeuvres sont d‘ailleurs souvent le début ou la poursuite d‘une collaboration qui aboutira. La mise en place d‘une équipe de musiciens, d‘un site spécial, de la production, du streaming, du format, la présentation de cette musique nouvelle dans ce cadre nouveau a été possible grâce au merveilleux travail de toute l‘équipe de la Pierre Boulez Saal, et au temps que soudain nous avions tous à consacrer sans limite à cette nouvelle possibilité. Ce ne fut possible que parce que les compositeurs et interprètes ont participé gracieusement, et ainsi contribué à la diffusion de ce projet qui réunissait en moyenne 35.000 spectateurs live chaque soir dans le monde !
Les conséquences du Coronavirus sont terribles pour le monde de la culture et pour celui de la musique classique dont le modèle reste très fragile. Comment voyez-vous l’avenir ?
L‘avenir nous appartient, à tous. Le spectacle vivant est à terre, il ne faut pas attendre. Il faut agir dans ce qui est aujourd‘hui possible, et proposer ce que sera demain. Nous avons pu maintenir l’intégralité de la programmation et les artistes à notre Festival de Salon-de-Provence cet été, car nous avons pris le temps de dialoguer avec les autorités sur place et de développer des concepts respectueux des normes sanitaires, pour permettre au final de proposer ces spectacles aux 2/3 de notre capacité habituelle ! Et bien sûr, nous en proposerons des moments choisis en ligne pendant un certain temps. Il faudra du travail, des sacrifices et de la patience pour construire une nouvelle normalité ensemble. En attendant, les studios d’enregistrements tournent à plein régime. Et la culture, même distanciée, s‘installe dans les maisons grâce à ces technologies et ces nouvelles formes de productions.
Le site d'Emmanuel Pahud : www.emmanuelpahud.net
- À écouter :
Alexandre Desplat : Airlines. Emmanuel Pahud, Orchestre national de France, Alexandre Desplat. Warner Classics (Parution le 28/08).
www.warnerclassics.com/release/airlines
Crédits photographiques : Parlophone Records Ltd.
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot