Mahler en intégrale à Berlin
Gustav Mahler (1860-1911) : intégrale des symphonies. Lucy Crowe, Christiane Karg, Erika Sunnegardh, Susan Bullock, Anna Prohaska, Sopranos ; Gerhild Romberger, Nathalie Stutzmann Lilli Paasikivi, Altos ; johan Botha, Tenor, David Wilson-Johnson, barytons ; John Relyea, basse. MDR-Rundfunkchor Leipzig, Rundfunkchor Berlin, Knaben des Staats- und Domchors Berlin, Berliner Philharmoniker : Daniel Harding, Andris Nelsons, Gustavo Dudamel, Yannick Nézet-Séguin, Kirill Petrenko, Simon Rattle, Bernard Haitink, Claudio Abbado. 2011-2020. Livret en anglais et allemand. 1 coffret de 10 CDs + 4 Blu-ray. BPO.
Le label du Philharmonique de Berlin propose en coffret luxueux une intégrale des symphonies de Mahler par tout un panel de chefs régulièrement invités à son pupitre. Deux ans après le fracassant coffret des symphonies de Bruckner, les Berlinois récidivent-ils ?
Au fil de ce coffret, il est intéressant de découvrir plusieurs générations de chefs : deux mahlériens historiques (Abbado et Haitink), un pilier de l’art mahlérien actuel (Simon Rattle) et des chefs quarantenaires en pleine force de l’âge et qui pour certains enregistrement mahler depuis pas loin de 20 ans (Harding ou Dudamel). Quant à Kirill Petrenko, le directeur musical actuel des Berlinois, il fait ici ses débuts enregistrés dans une des symphonies car il est le seul de ce brillant aréopage à n’avoir encore jamais laisse de témoignage officiel dans Mahler en support audio ou vidéo.
Le coffret commence très fort avec une phénoménale Symphonie n°1 dirigée par Daniel Harding. Le chef anglais grave tout simplement l’une des meilleures interprétations de l’histoire. Tout est magistral dans cette lecture, de la liberté de ton qui rend en son cet éveil de la nature, à la dynamique globale qui cerne les bases du geste mahlérien. On est presque parfois au limites d’une improvisation collective tant le chef et l’orchestre respirent ensemble dans une fusion musicale étonnante. Les grincheux du “c’était mieux avant”, en prennent ici pour leur grade ! Certes Harding, n’est pas un mahlérien débutant et ses symphonies sont le coeur même de son répertoire, il n’empêche, on attendait pas le Britannique à un tel niveau vertigineux
Dès la Symphonie n°2, les choses se gâtent un peu. Andris Nelsons connaît parfaitement cette œuvre qui est l’une des bases de son répertoire et dont il a gravé une belle version de vidéo au festival de Salzbourg 2019 (C Major). Si le premier mouvement est très réussi avec la tension et le dramatisme requis, le chef enclenche rapidement un mode pilote automatique d’une forme de routine de luxe. Les mouvements centraux sont même assez lisses et manquent de cursivité et d'ironie. Le final est impressionnant mais assez banal avec des contrastes surjoués. Nelsons peut tellement mieux faire !
La Symphonie n°3 par Dudamel est la grosse déception de ce coffret. Pourtant, on aurait cru le Vénézuélien à son affaire dans cette partition de chef ! Mais, le musicien semble constamment diriger contre l’orchestre. Certes les pupitres font bloc, mais cette interprétation est trop dirigiste et sans véritable profondeur...Dès lors, cette symphonie aux vastes dimensions en devient très longue. Le virtuose de la baguette est à nouveau au pupitre pour la Symphonie n°5. On se souvient qu’il avait fait des débuts fracassants dans le monde musical avec cette même symphonie gravée avec son orchestre Simon Bolivar pour DGG. Dudamel est ici constant et on retrouve une direction brillante et assez carrée. Le philharmonique de Berlin est naturellement en parade et sa puissance démoniaque est au diapason de cette interprétation unilatérale dans le style d’un concerto pour orchestre virtuose. C'est du rouleur compresseur symphonique en mode surpuissant dans les cylindres !
Mahlérien affirmé et raffiné, Yannick Nézet-Séguin propose la Symphonie n°4 qu’il avait déjà enregistrée avec Karina Gauvin et son Orchestre métropolitain de Montréal (Atma). Avec le philharmonique de Berlin, il bénéficie d’une phalange magistrale dans ses individualités. La direction est aérée et fluide, ce qui nous vaut un “Ruhevoll” (Poco adagio) magistral de beauté plastique. Le “Sehr behaglich” finale est en apesanteur avec la voix céleste de Christiane Karg. Si le premier mouvement est bien mené, le second mouvement “In gemächlicher Bewegung. Ohne Hast” est un peu raide et reste sur la réserve. C’est un peu dommage car on aurait pu atteindre le sublime et le niveau extraordinaire de la Symphonie n°1 de Daniel Harding.
Il va sans dire que Kirill Petrenko était attendu avec la démoniaque Symphonie n°6 ! Sans dire qu’il déçoit, sa lecture est moins impactante qu’attendue ! Non qu’elle soit mauvaise, mais l’attente était sans doute trop grande pour oeuvre qu’il dirigeait pour la première fois au pupitre de ses musiciens. Si l’impact orchestral est présent et que tout est parfaitement cerné, on regrette une carence de prise de risque ou une transe orchestrale à laquelle Petrenko nous a habitués. Ce petit plus fait la différence entre un excellent concert comme ici et un concert inoubliable. Le potentiel de l’addition Petrenko/ Berlin est tel que ce duo fera sans doute mieux à l’avenir et il faut prendre cette interprétation comme une feuille de route solide d’un travail de longue haleine.
Dans ce coffret inégal, ce sont les papys qui font l’évènement ! Simon Rattle est en grande forme dans une Symphonie n°7 d’exception. Au niveau de pratique de cette symphonie qui est désormais le sien, Rattle lui insuffle une force granitique et une puissance analytique géniales. Il parvient à unifier le geste de cette partition si difficile. Si l’on en reste sur le créneau des versions des 20 dernières années, Rattle arrive à égaler Jansons à Munich (BR Klassik) et Ivan Fischer à Budapest (Channel), c’est peu dire !
La Symphonie n°8 était l’une des meilleures réussites de l’intégrale officielle de Simon Rattle pour Warner. Pour ce remake berlinois, le chef anglais est tout à son affaire ! L’architecture et la dramaturgie sont des plus réussies. Les forces chorales sont excellentes ! Dans une discographie bardée de références, il faut thésauriser cette lecture musicale et spectaculaire.
On monte encore d’un cran avec une fabuleuse Symphonie n°9 par Bernard Haitink. La proximité du chef hollandais avec le monde de Mahler est légendaire et le maestro impose une interprétation au sommet. Certes on a vu des lectures plus subjectives ou plus volontairement dramatiques de ce chef d'œuvre, mais Haitink dirige sans forcer une masse instrumentale qui anime cette musique tel un pouls fluctuant jusqu’à l’adagio finale. Dans sa globalité, cette lecture est fabuleuse autant par la charge émotionnelle jamais surjouée et la palette incroyable de nuances de cet orchestre d’élite. Comme avec la Symphonie n°1 de Daniel Harding, chef et orchestre respirent ensemble dans une fusion totale.
On clôt ce parcours avec un “Adagio” de la Symphonie n°10 par le regretté Claudio Abbado. La tragédie orchestrale pudique mais intense de ce concert est foncièrement unique et la plastique de l’orchestre ajoute une perfection musicale inégalée.
Comme toujours avec le label du Philharmonique de Berlin, ce coffret propose toutes ces symphonies en Blu-ray vidéo (avec en prime des interviews des chefs) et en téléchargement audio HD. On notera que le médium vidéo est moins sévère avec les lacunes de certaines interprétations. On ajoute à ces supports le téléchargement en HD et un voucher d’une semaine d’accès au Digital Concert Hall.
A l’inverse du coffret Bruckner, cette boite n’est pas en soi une pierre angulaire de la discographie, mais les immenses réussites isolées convaincront sans doute les mahlériens émérites d’acheter la boite ! Les passionnés ne pourront rater cette photographie de l’art actuel de l’interprétation mahlérienne.
Notes :
symphonies n°1, n°9, n°10 : Joker Absolu
symphonies n°7 et n°8 : 10
symphonies n°4 et n°5 : 9
symphonie n°5 et n°6 : 8
symphonie n°2 : 7
symphonie n°3 : 5
Son : 10 Livret : 10 Répertoire : 10 Interprétation (note moyenne) : 9
Pierre-Jean Tribot