La musique d'Alex North pour 2001 ou l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick

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Stanley Kubrick ne nous a laissé que treize films dont le montage du dernier, Eyes Wide Shut, n'a été terminé que le mois de sa mort en mars 1997. Ces treize films sont autant de chefs d'œuvre comme Spartacus, Oranges mécaniques, Docteur Folamour, Barry Lyndon, Shining, Full Metal jacket … ou encore 2001 ou l'odyssée de l'espace dont la bande-son est l'objet de ces quelques lignes et qui est encore le film de référence de l'exploration spatiale. 

Ce film est une immense réflexion nietzschéenne sur l'évolution de l'homme et de l'intelligence qu'elle soit naturelle ou artificielle. On peut le résumer en quatre parties :

L'aube de l'humanité : Une tribu d'hommes singes vit dans la terreur du noir, des prédateurs, de la famine ou des clans ennemis. Un jour, ces hommes primitifs découvrent un étrange objet dans leur grotte : un immense bloc parfaitement rectangulaire et d'un noir brillant. Intrigués, ils s'en approchent pendant que le chef de la tribu saisit le tibia d'un squelette de tapir. Kubrick montre l'évolution instantanée de son intelligence qui réalise que l'os est un outil qui peut servir à briser les autres os, à tuer les animaux, mais qui peut aussi être une arme contre les autres tribus. A la fin de la scène, l'os est lancé en l'air et dans une superbe ellipse cinématographique qui englobe toute la préhistoire et l'histoire de l'humanité, il va se fondre dans le satellite qui ouvre la seconde partie.

Mission vers la lune : Le vaisseau spatial, en forme d'os allongé ou de banane, descend dans l'espace vers la station spatiale orbitale lunaire. Le Dr. Heywood Floyd vient se rendre compte sur place d'une étonnante découverte ; dans une excavation du sol lunaire à une vingtaine de mètres sous la surface, il voit l'immense bloc monolithique parfaitement rectangulaire et de ce même noir brillant qui avait fasciné les hommes singes dans la première partie. A l'apparition du soleil, un message strident est envoyé par l'étrange monolithe.

Mission vers Jupiter, 18 mois plus tard : La sonde qui emporte les astronautes Frank Poole et David Bowman vers Jupiter évolue avec grâce dans l'espace vide sous le contrôle de l'intelligence artificielle de l'ordinateur de contrôle HAL, un HAL-9000 (vous aurez noté que le sigle HAL devient IBM par le glissement d'une lettre de l'alphabet). HAL veut se libérer du contrôle humain et va réussir à éliminer tous les astronautes à l'exception de Bowman. Une bagarre sans répit s'installe entre l'intelligence humaine de Bowman et l'artificielle de HAL, personnalisée par une voix calme et monotone. Après avoir réussi à réduire les principales fonctions de HAL, Bowman est informé par un message préenregistré que l'objectif de sa mission est de découvrir la nature du message envoyé par le monolithe vers Jupiter à la fin de la seconde partie.

Jupiter et au-delà de l'infini : C'est guidé par un monolithe noir que Bowman conduit le vaisseau vers Jupiter. Après un étrange passage dans les lumières luxuriantes de l'atmosphère de Jupiter, il aboutit dans une élégante mais sobre chambre du 18e siècle. On le voit en quelques instants s'observer lui-même dans les différentes étapes de son propre vieillissement. Son dernier souffle frappe le mystérieux monolithe qui apparaît maintenant au pied du lit. Une sphère lumineuse qui contient un fœtus d'apparence humaine en développement rayonne au-dessus du lit. Ce fœtus, sorte d'enfant étoile, prend progressivement sa place au milieu de sphères planétaires dans une sorte de symbole de la relativité de l'infini du temps et de l'espace, que Kubrick résume par l'expression antinomique : éternité de l'espace. 

On le voit, Nietzsche n'est pas loin. Certaines idées de Nietzsche se retrouvent dans le film de Kubrick : l'évolution singe-homme-surhomme, le concept du retour éternel. Plus particulièrement, ce mythe de l'évolution vers un surhomme est omniprésent dans le travail de Kubrick qui laisse planer le doute sur la nature de cette force extraterrestre qui guide l'apparition, la formation et l'évolution de l'intelligence.

La bande sonore du film a eu un succès considérable ! Qui ne se souvient de ce début du Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss qui se conclut par cet accord parfait souligné par les grandes orgues et qui allait servir d'indicatif officiel aux retransmissions télévisées des expéditions "Apollo" de la NASA ? Qui n'a pas été impressionné par ce tibia utilisé comme arme entre tribus préhistoriques et qui, lancé en l'air, se transforme, dans un inoubliable fondu enchaîné, en un vaisseau spatial glissant gracieusement dans l'espace infini au son du beau Danube bleu de Johann Strauss ? Qui n'a découvert le nom du compositeur hongrois Gyorgi Ligeti à travers les accents modernes de ses Atmosphères, de son Lux Aeterna ou de son Requiem qui ponctuent les longs voyages interstellaires du film ? Vu l'influence de Nietzsche, on comprend que Kubrick ait eu un faible particulier pour Ainsi parlait Zarathoustra.

Mais on ignore souvent que, au départ, c'est un des compositeurs attitrés de la MGM qui avait été commandité pour écrire la musique de ce 2001 ou l'odyssée de l'espace. Alex North, puisque c'est de lui qu'il s'agit, avait déjà collaboré avec Kubrick pour la musique de Spartacus en 1960. Il est connu pour les bandes son de Un tramway nommé désir (1951), Viva Zapata (1952), Les désaxés (1961), Qui a peur de Virginia Woolf (1966), Sous le volcan (1984), parmi d'autres.

Sous la pression de la MGM, Stanley Kubrick engage Alex North pour réaliser la bande sonore de son film. Certains réalisateurs, comme Kubrick, proposent au compositeur une temp music, une série de pièces déjà publiées qui reflètent leur souhait ; en général, c'est une pratique peu appréciée des compositeurs qui craignent que le maître d'œuvre ne s'accroche trop à sa propre proposition. De plus, ils perçoivent cette bande temporaire comme une certaine incitation à être plus des imitateurs que des créateurs. Comme exemples des atmosphères qu'il recherche pour les différentes scènes de son film, Kubrick fournit à North, des pièces originales de Strauss, Richard et Johann, de Ligeti et de Khatchaturian qu'il retiendra finalement dans la version définitive. Alex North compose sa partition et l'enregistre fin 1967. Lorsqu'aux trois quarts de la composition, Kubrick lui demande d'arrêter, North ne s'en formalise pas. Il pense que Kubrick a assez de matériau musical pour accompagner le film.

Ce n'est qu'en avril 1968, à la première new-yorkaise du film à laquelle il est invité et assiste pour entendre sa musique que North réalisera avec horreur que Kubrick n'en a rien utilisé. Il en restera toujours sous le choc ! 

Il était évident que, dès le début de leur collaboration, les deux hommes ne s'accordaient pas bien. Alex North avouera plus tard : Kubrick était direct et honnête avec moi sur son souhait de conserver une partie des extraits originaux "temporaires" qu'il avait sélectionnés. J'avais bien évidemment le pressentiment que, quoique j'écrive pour remplacer le Zarathoustra de Strauss, rien ne pourrait satisfaire Kubrick. North avait sans doute raison. Une partition hybride de musique composée spécifiquement pour le film et d'extraits originaux aurait été boiteuse. Kubrick l'a aussi réalisé et a poussé le raisonnement jusqu'au bout en ne conservant que les œuvres originales -une démarche très rare à l'époque- mais n'en informera jamais Alex North.

La cassette originale de l'enregistrement de North a longtemps été perdue mais les partitions manuscrites existaient toujours. Un enregistrement a été réalisé peu après que la fille d'Alex North ait retrouvé la fameuse cassette. Et, en 1993, aux célèbres studios d’Abbey Road, Jerry Goldsmith et le National Philharmonic Orchestra of London ont ainsi pu adapter leur enregistrement pour reproduire la dynamique et les tempi voulus par Alex North.

Cet enregistrement est fascinant. La comparaison entre la bande dite originale du film et la musique qui au départ lui était destinée amène à découvrir beaucoup d'aspects peu connus de la composition des bandes sonores de réalisations cinématographiques. 

Calquée sur la structure générale des deux premières parties du film, la partition se présente comme une suite en deux sections de six morceaux chacune ; la première est un retour solennel sur le passé et l'évolution de l'homme, la seconde une journée dans un futur imaginaire. 

  1. Première partie, L'aube de l'humanité

I.1. Main Title, l'ouverture du film et les ossements (1'37")

Le film débute par une prise de vue montrant la terre, la lune et le soleil dans un alignement orbital parfait. C'est le passage qui, dans la version définitive, est immortalisé par le début du Ainsi parla Zarathoustra de Strauss. En plus de son intérêt pour Nietzsche, Kubrick était aussi fasciné par la symétrie de la transposition de Strauss : la montée des trois notes d'ouverture parallèle au mouvement de la caméra sur le soleil (l'étoile), la terre (la planète) et la lune (son satellite). La partition de North donne la réplique à celle de Strauss. Sur une note basse soutenue, on entend trois fois un motif musical de quatre notes, sorte de leitmotiv de la composition qui se termine par un fort tutti. Cette séquence sera également répétée trois fois. A la troisième répétition, la pièce se termine comme chez Strauss par une cadence solennelle de joie et de triomphe renforcée par la sonorité majestueuse de l'orgue. Il ne fait aucun doute que si la musique de North avait été retenue par Kubrick, l'indicatif des émissions lunaires et spatiales aurait été ce thème impressionnant.

Les cinq morceaux suivants ont été composés pour les scènes paléolithiques. Ils font un usage important des cuivres, des tambours et de la percussion pour évoquer la brutalité de cette nature primitive.

I.2. The Foraging, Un environnement hostile (3'44")

Kubrick ne retiendra que des sons et bruitages naturels pour cette séquence. North compose une partition qui donne froid dans le dos et communique à l'auditeur un sentiment d'impuissance devant un environnement sans pitié. C'est une musique sans structure, d'une tristesse profonde.

I.3. Eat Meat and The Kill, A la recherche de nourriture et la bataille pour la vie (3'27")

Ce devait être le point culminant de cette première partie du film où l'homme réalise que des os peuvent servir d'outils ou d'armes. Cette séquence donne lieu à une musique sauvage et percussive, interrompue par quelques moments de calme. Les trompettes, les trombones et la percussion dominent la partition dans une ambivalence qui veut représenter un saut quantitatif de l'évolution humaine. 

I.4. The Bluff, le bluff (3'01")

Un beau mouvement qui décrit la confrontation entre les deux tribus pour la possession d'un point d'eau. Il continue l'action abordée dans la seconde section. La tension est parfaitement construite par les harmonies impressionnistes des cordes qui dialoguent avec les timbales. Des touches colorées par les bois et l'orgue décrivent cette intense compétition pour de rares ressources essentielles et les menaces apportées par la confrontation avec ses semblables.

I.5. Night Terrors, les nuits terrifiantes (2'02")

Cette scène veut accentuer le style de vie paranoïaque des singes et permettre un moment de calme avant que n'apparaisse le mystérieux monolithe que Kubrick va utiliser tout au long de son film comme symbole conducteur. North conclut à ce moment par des effets musicaux étranges et inhabituels du clavecin, de la harpe et du xylophone.

I.6. The Dawn of Man, l'aube de l'humanité (3'14")

C'est une alternative que North a composée pour la seconde section. Son orchestration en est plus fournie. North et Kubrick pensaient que sa force dramatique aurait pu supplanter la perception visuelle du film. Considérée indépendamment, c’est une merveilleuse composition, vigoureuse et méticuleusement orchestrée.

  1. Seconde partie : Mission vers la lune

II.1. Space Station Docking, L'amarrage à la station spatiale (2'22")

C'est l'étonnant passage du film où l'os lancé dans l'espace par l'homme primitif se transforme dans la navette Orion qui entame sa descente vers la station spatiale. La sélection initiale de Kubrick était le scherzo du Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn. Il retiendra finalement le beau Danube bleu de Johann Strauss.
La partition de North est ici géniale ; elle combine le sentiment gracieux de la valse avec des accentuations impressionnistes, dans un langage harmonique et mélodique plus contemporain. Le dialogue est de plus en plus complexe entre les cordes et les flûtes, souligné par la grâce des harpes et par des sonorités cristallines des claviers, des mouvements de contrebasses ou des contrepoints des vents. On ressent les affinités avec le Mercure des Planètes de Holst.

II.2. Trip to the Moon, Voyage vers la lune (3'21")

La musique de North devait accentuer les effets visuels spectaculaires que Kubrick a voulus dans cette séquence de l'alunissage de la navette Orion. C'est un passage nostalgique créé par les cordes qui évoluent sur un support de bruissement harmonique des flûtes. North réussit à créer une atmosphère surnaturelle sans aucun support de musique électronique. Les traits descendants en cascades du clavecin reflètent astucieusement le mouvement de descente de la fusée à l'approche de la surface lunaire.

II.3. Moon Rocket Bus, La fusée navette pour la lune (5'01")

North souligne ici un thème à bouche fermée de la mezzo par les carillons et le glockenspiel. Le célesta, le clavecin et le vibraphone viennent renforcer cette sonorité mystérieuse. Les bois énoncent ensuite calmement leurs thèmes, parallèlement à l'évolution de la navette. Il ne fait aucun doute que le morceau correspondant dans la Temp Music avait été écrit par Ligeti.

II.4. Space Talk, Conversation spatiale (3'30")

C'est un intermède musical qui entrelace les propos entre deux astronautes. Au fur et à mesure des plaisanteries échangées, il évolue dans un "va et vient" qui oscille entre les cordes à l'unisson, les flûtes et les clarinettes. Dans sa version finale, Kubrick ne soulignera cette séquence par aucune musique.

II.5. Interior Orion, L'intérieur d'Orion (1'26")

Ici North s'est trompé ; l'action a lieu dans la station lunaire spatiale et non dans la navette. Kubrick n'y mettra aucune musique dans le film définitif. Comme pour la pièce précédente, North compose une musique illustrative sans objet bien défini. Pour les bois et les vents, c'est un sommet de l'écriture de musique de film : on y entend trois flûtes alto, une flûte basse, deux clarinettes basses, une clarinette contrebasse et le rare cor de basset qui explorent les caractéristiques colorées de leur registre. 

II.6. Main Theme Entre'Act, Entracte (2'31")

Ce devait être le moment musical de transition vers la troisième partie du film. Il évoque le thème d'ouverture et se transforme ensuite en une danse polyphonique teintée d'éléments de jazz. 

Si l'on souhaite écouter ces pièces dans l'ordre chronologique des scènes du film, les douze pistes de l'enregistrement CD doivent être programmées dans l'ordre : 1, 2, 6, 4, 5, 3, 7, 10, 11, 8, 9, 12.

Difficile aujourd'hui de dire si Kubrick a eu raison. Certains pensent que la musique de North aurait conféré davantage encore de densité au film. On ne pourra définitivement conclure que lorsqu'un producteur audacieux nous donnera une version DVD du film avec la musique de North. Ce dernier n'aura cependant pas tout perdu car il aura utilisé une partie du matériau musical dans sa troisième symphonie. Il ne fait plus aucun doute aujourd'hui qu'il figure parmi les grands compositeurs de musique de film aux côtés des Bernard Hermann et autres Maurice Jarre ou les actuels John Williams et Tan Dun. Cet enregistrement de son 2001 sous-titré The Legendary Original Score – World Premiere Recording, trouve sa place auprès des inoubliables suites tirées des Neiges du Kilimandjaro, de Psychose ou de Vertigo (parfois titré Sueurs Froides) et auprès des nombreuses compositions de musique de film d'un Honegger ou d'un Chostakovitch.

Jean-Marie André

Les deux CD's sont disponibles, sous les références :

Original Motion Pictures Soundtrack, 2001: A Space Odyssey, Turner Classic Movies R2 72562

Alex North's 2001, World Premiere Recording, Varèse Sarabande, VSD-5400

Celui qui s'intéresse de plus près à la filmographie de Stanley Kubrick trouvera l'ouvrage de référence : Les archives Stanley Kubrick, Edition d'Alison Castle réalisée en coopération avec Jan Harlan, Christiane Kubrick et the Stanley Kubrick Estate.Taschen, 544 pages, format 23 x 25 (2008), ISBN10 : 3-8365-0888-5

Ce livre répertorie les films du réalisateur américain Stanley Kubrick (1928-1999) ainsi que des documents annexes tels que des photographies, posters, scénarios, lettres, interviews, … Il illustre parfaitement l'esthétique du cinéaste, créateur de 2001 : l'odyssée de l'espace, de Spartacus ou de Lolita.

Jean-Marie André

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