Fabien Sevitzky, digne de son oncle Serge Koussevitzky

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Fabien Sevitzky and the Philadelphia Chamber String Simfonietta (1927-40). Œuvres de Marco Enrico Bossi (1861-1925), Edvard Grieg (1843-1907), Johann Sebastian Bach (1685-1750), Arcady Dubensky (1890-1966), Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893), Percy Grainger (1882-1961), Ernest Bloch (1880-1959), André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813), Anton Arenski (1861-1906). Charles Linton, piano obbligato. Philadelphia Chamber String Simfonietta, direction : Fabien Sevitzky. Enregistré entre le 12 février 1927 et le 19 octobre 1940 au Church Studio No. 1, Camden, New Jersey, et à l’Academy of Music, Philadelphie. Notes en anglais de Mark Obert-Thorn. 77’17. 1 CD-R Pristine Audio PASC375.

Fabien Sevitzky and the Indianapolis Symphony, Volume 1 (1941-46). Œuvres de Mikhaïl Glinka (1804-1857), Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908), Anatoli Liadov (1855-1914), Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893).
Fabien Sevitzky and the Indianapolis Symphony, Volume 2 (1941-45). Œuvres de Alexandre Glazounov (1865-1936), Arcady Dubensky (1890-1966), Otto Cesana (1899-1980), George Gershwin (1898-1937).
Fabien Sevitzky and the Indianapolis Symphony, Volume 3 (1942/53). Œuvres de Johannes Brahms (1833-1897), Antonín Dvořák (1841-1904), Georges Enesco (1881-1955), Aram Khatchatourian (1903-1978).
Fabien Sevitzky and the Indianapolis Symphony, Volume 4 (1941/46). Œuvres de Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893), Vassili Kalinnikov (1866-1901).
Fabien Sevitzky and the Indianapolis Symphony, Volume 5 (1941-45). Œuvres de Joseph Haydn (1732-1809), Edvard Grieg (1843-1907).
Fabien Sevitzky and the Indianapolis Symphony, Volume 6 (1941-53). Œuvres de Fritz Kreisler (1875-1962), Giovanni Sgambati (1841-1914), Carl Maria von Weber (1786-1826), Johann Strauss II (1825-1899), Léo Delibes (1836-1891), Aram Khatchatourian (1903-1978). Leon Zawisza, violon solo. Indianapolis Symphony Orchestra, direction : Fabien Sevitzky. Enregistré entre le 7 janvier 1941 et le 23 janvier 1953 au Murat Theatre, Indianapolis, Indiana. Notes en anglais de Mark Obert-Thorn. 7h 27’39. 6 CD-R Pristine Audio PABX040.

Si le chef d’orchestre et compositeur russe naturalisé américain Serge Koussevitzky (1874-1951) est bien connu du monde musical et des discophiles, son neveu Fabien Sevitzky (1891-1967, nom de naissance Koussevitzky) l’est beaucoup moins : tous deux sont de brillants contrebassistes, Serge ayant étudié l’instrument à Moscou, Fabien à Saint-Pétersbourg ; Serge se produit à Berlin, Fabien à Varsovie. Tous deux veulent devenir chefs d’orchestre : Serge fonde son propre orchestre, se fait connaître dans toute l’Europe, dont la France et, comme Fabien, veut faire carrière aux États-Unis, mais afin d’éviter toute confusion (et toute confrontation concurrentielle !), Serge désire que son neveu raccourcisse son nom, dont acte… En 1924, Serge prendra en mains les destinées du prestigieux Boston Symphony ; en 1937, Fabien celles du plus modeste Indianapolis Symphony dont il fera néanmoins une phalange digne des meilleures des États-Unis.

Mais en attendant, de 1923 à 1930, Fabien Sevitzky est instrumentiste du Philadelphia Orchestra et, dès 1925, il en choisit dix-sept musiciens pour former le Philadelphia Chamber String Simfonietta avec lequel il entreprend ses premières gravures dès 1927 (devançant d’une année celles de son oncle) qui, bien entendu, conserve les qualités légendaires des cordes de l’orchestre d’origine cher à Stokowski. Avec cette intégrale des gravures commerciales de Fabien Sevitzky en 7 CDs, Pristine Classical et Mark Obert-Thorn nous offre l’occasion idéale et inespérée d’enfin évaluer dans sa globalité le legs discographique publié de cet excellent chef d’orchestre, et cela dans des conditions d’écoute exhaustives.

Dès ses premiers enregistrements à Philadelphie, malgré l’acoustique plutôt sèche du studio à Camden, on ne peut qu’admirer d’emblée la maîtrise de Sevitzky dans la conduite de son petit ensemble à cordes dont il exalte la beauté instrumentale et qui manifeste son enthousiasme à fignoler les moindres nuances de ces brèves pages convenant idéalement à la durée du 78 tours. Il est toutefois regrettable que Sevitzky n’ait pu graver l’Élégie de la Sérénade pour cordes op. 48 de Tchaïkovski au format 30 cm plutôt que 25 cm, ce qui lui aurait évité de l’amputer sévèrement… Par ailleurs parmi ces pièces sans prétention, choisies avec éclectisme, deux œuvres sortent du lot et reçoivent une interprétation de haut vol et sans faille : les Variations sur un Thème de Tchaïkovski op. 35a d’Anton Arenski et le beau Concerto grosso n° 1 pour cordes et piano obbligato d’Ernest Bloch, ce dernier étant une première discographique mondiale, ce qui d’ailleurs sera une constante dans la discographie de Fabien Sevitzky. On remarquera également au passage l’amusante et curieuse analogie de l’une des Danses rustiques de ce Concerto grosso avec la comptine française bien connue En passant par la Lorraine

Mais bien évidemment, il fallait enfin à Sevitzky un orchestre au grand complet pour développer toutes ses qualités de chef d’orchestre : et il le trouve en l’Orchestre Symphonique d’Indianapolis dont il est le directeur musical de 1937 à 1955. Il peut ainsi choisir dans ses programmes d’enregistrement des œuvres de plus grande envergure dont une grande partie sont russes, comme il se doit. Ce qui, en passant, ne l’empêche pas de ciseler en orfèvre l’une ou l’autre miniature, telle pièce de Grieg, ou Baba Yaga op. 56 de Liadov, ou son orchestration discrète et inventive du Praeludium et Allegro dans le style de Pugnani de Fritz Kreisler. Aucun doublon n’existe d’ailleurs entre Indianapolis et Philadelphie. Avec bonheur, Sevitzky sait restituer tout autant le pur classicisme de la brève (sans reprises) Symphonie n° 73 en ré majeur « La Chasse » de Haydn, que l’esprit français des délicieuses Suites de ballet Coppélia et Sylvia de Delibes ; une curiosité toutefois : Sevitzky débute inhabituellement Coppélia par le Thème slave varié précédé d’une introduction de son cru qui n’est évidemment présente ni dans partition originale de la suite ni dans celle du ballet intégral.

Ce n’est d’ailleurs pas la seule -disons- « coquetterie » qu’il se permette : grand défenseur de la musique américaine, il nous livre une interprétation qui serait parfaitement idiomatique du tableau symphonique Porgy and Bess commandé par Fritz Reiner à Robert Russell Bennett (1894-1981) d’après l’opéra éponyme de George Gershwin (lui aussi d’origine russe), à ceci près qu’il ampute la partition des pages 7 à 18 incluse, nous privant ainsi des solos de saxophone alto et de la belle section méditative qui s’ensuit… De plus il remplace le banjo par le basson dans I got plenty o’ nuttin’, attribuant ainsi à la mélodie un caractère plutôt burlesque… Comme Fritz Reiner insistait sur une utilisation généreuse des saxophones et du banjo dans l’arrangement, il est à craindre que la version Sevitzky soit quelque peu discréditée…

Si, question répertoire, Fabien Sevitzky a toujours évité d’empiéter sur les plates-bandes de son oncle Serge Koussevitzky, il nous laisse quatre grandes œuvres de musique russe importantes, qui sont autant de premières mondiales au disque, en l’occurrence 78 tours : janvier 1941 voit l’enregistrement de la Symphonie n° 1 en sol mineur de Kalinnikov, janvier 1942 celui de Manfred op. 58 de Tchaïkovski, février 1945 celui de la Suite en mi majeur « du Moyen Âge » op. 79 de Glazounov, et enfin mars 1946 celui de la Symphonie n° 1 en sol mineur « Rêves d’hiver » op. 13 de Tchaïkovski, parmi les toutes dernières gravures 78 tours RCA Victor. Fabien Sevitzky et ses forces d’Indianapolis défendent ce répertoire rare pour l’époque avec la conviction et l’enthousiasme de la découverte, équilibrés par la discipline et la rigueur du jeu des instrumentistes. Il sait situer idéalement le style de Kalinnikov entre Tchaïkovski et Borodine, restituer tantôt la fougue nerveuse, tantôt la mélancolie juvéniles de Tchaïkovski dans ses « rêveries d’hiver », et toute la grandeur épique de l’œuvre de Glazounov et de Manfred de Tchaïkovski : cette dernière œuvre nous étant présentée au disque pour la première fois et dans son intégralité (mais sans l’orgue conclusif et, comme le renseigne judicieusement Mark Obert-Thorn, avec une altération de la percussion dans le finale) ; curieusement, on y notera également deux lenteurs extrêmes inhabituelles qui frisent l’immobilisme dans l’énoncé de la belle cantilène d’Astarté du Trio du deuxième mouvement Vivace con spirito, et surtout dans l’introduction du troisième mouvement Andante con moto.

Finalement Fabien Sevitzky achèvera sa discographie en feu d’artifice chez Capitol en janvier 1953 avec l’équivalent de deux microsillons 30 cm (P-8209 et P-8223) dont on retiendra d’abord l’interprétation idéale de tenue des deux Rhapsodies Roumaines de Georges Enesco, dont la première a toujours eu à tort tendance à éclipser la popularité de la seconde plus intérieure et discrète, ensuite celle pleine de couleur, d’énergie et de fougue contrôlée de la Suite du ballet Gayaneh de Khatchatourian, à laquelle on peut toutefois préférer celle de la musique de scène Mascarade composée pour la pièce éponyme de Lermontov, surtout célèbre pour sa Valse tourbillonnante et envoûtante, mais qui contient d’incomparables moments poétiques dans le Nocturne au superbe solo de violon et dans la Romance, et qui s’achève en un Galop débridé et burlesque, l’ensemble admirablement mis en valeur par un Sevitzky et ses musiciens en toute grande forme.

Son : 9 - Livret : 8 - Répertoire : 10 - Interprétation : 9

Michel Tibbaut

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