Fabuleux Igor Levit

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Pour clôturer en beauté le mini-festival consacré à Chostakovitch par Bozar et le Belgian National Orchestra sous le curieux titre « The Other Revolutionary » (l’autre révolutionnaire, mais par rapport à qui ?), le pianiste Igor Levit qu’on sait aussi artistiquement ambitieux qu’insolemment doué avait choisi d’offrir à un public venu en nombre et connaisseur (quasi pas de toux pendant près de trois heures de musique, juste une impardonnable sonnerie de téléphone portable en deuxième partie et des bruits de chute de quelque chose -peut-être l’excellent et volumineux programme- de temps à autre) l’intégrale des 24 Préludes et Fugues, Op. 87 du compositeur russe.

On sait le pianiste germano-russe toujours prompt à commenter les événements de l’heure. Avant même que ne retentît la première note du cycle, Igor Levit annonça dédier ce concert « au peuple ukrainien mais aussi à tous ceux qui en Russie comme ailleurs s’opposent à Vladimir Poutine ». Chaleureusement applaudi, le pianiste exécuta ensuite l’hymne national ukrainien, le public se levant comme il se doit.

On connaît l’histoire de l’origine de ce grandiose cycle de plus de deux heures et demie. Membre du jury du Concours Bach organisé à Leipzig en 1950, année du bicentenaire de la mort du Cantor, Chostakovitch fut à ce point impressionné par le jeu de la concurrente russe Tatiana Nikolayeva dans le Clavier bien tempéré de Bach qu’il décida d’écrire, suivant l’insurpassable modèle bachien, un cycle de préludes et fugues pour piano dans tous les tons majeurs et mineurs. Composé entre octobre 1950 et février 1951, cette colossale oeuvre en deux parties de chaque fois douze préludes et fugues fut jouée pour la première fois par le compositeur en avril et mai 1951.

Rarement entendu hors de Russie, ce cycle est bien plus qu’un hommage à Bach qui se voudrait aussi proche que possible de son modèle. En fait, les parties les moins convaincantes sont précisément celles où Chostakovitch tente sans grand succès de s’engager sur une voie néo-bachienne, comme dans les Préludes en do majeur ou fa dièse majeur qui sentent le pastiche maladroit. Mais presque partout dans ce cycle long et exigeant beaucoup de concentration de la part de l’exécutant comme de l’auditeur (au point qu’il n’est pas interdit de penser qu’une exécution partielle de quelques pièces insérées dans un programme varié permettrait d’en goûter davantage les beautés que dans un tel marathon), les qualités du compositeur se retrouvent au plus haut degré : le sens de l’humour et du grotesque, le lyrisme tranquille, la profondeur, la maîtrise d’écriture comme dans les Fugues en sol dièse mineur (N° 12) et ré mineur (N° 24), cette dernière terminant le cycle en apothéose. Chostakovitch est également intéressant lorsqu’il renvoie à la tradition russe, avec certaines lourdeurs volontaires dans le style de Moussorgsky, lorsqu’il fait entendre une veine tranquillement lyrique ou quand, à de nombreuses reprises, il se laisse inspirer par les tournures modales de la musique populaire russe.

Pour ce qui est de la version que donne Igor Levit de ce magnum opus, elle est proprement superbe. Outre l’endurance physique et mentale nécessaires pour s’attaquer à un tel monument, il fait preuve d’une virtuosité jamais prise en défaut -parfaite égalité et beauté du toucher, recours réduit à la pédale (surtout dans les Préludes), maîtrise des nuances, clarté absolue de la polyphonie- alliée à une exceptionnelle intelligence musicale, le tout débouchant sur des interprétations d’une maîtrise et d’une vie confondantes. Une grande, belle et émouvante soirée.

Bruxelles, Bozar, le 27 février 2022

Patrice Lieberman

Crédits photographiques : Felix Broede / Sony Classical

 

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