Ars Musica  (II) : la voix, la voix, la voix

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Etalé dans le temps (Covid oblige) et dans l’espace (les coproductions), Ars Musica se promène, en Wallonie et à Bruxelles, de novembre à mai. En voici une deuxième salve.

Vox, une journée autour de la voix - ISELP (Bruxelles), samedi 20 novembre 2021

Le volet pédagogique d’Ars Musica se décline en masterclasses (Lukas Ligeti, Henry Fourès…) et en une série d’interventions autour de la voix, thème de cette édition, qui débute par La voix sauvage, où Melissa Barkat-Defradas se penche sur les relations entre la sélection sexuelle d’une part et l'évolution et l'origine du langage et de la parole humaine de l‘autre -c’est elle qui est propre à l’homme, alors que la voix concerne bien d’autres êtres vivants, y compris amphibiens. La voix et ses nuances, ses modulations presqu’infinies, susceptibles de révéler finement nos états émotionnels, jouent un rôle dans la recherche d’un partenaire sexuel, au travers d’une association entre certaines de ses caractéristiques et des traits de personnalité susceptibles de favoriser une meilleure reproduction.

Ethnomusicologue et spécialiste du khöömii de Mongolie, Johanni Curtet aborde le chant diphonique, par l’explication autant que par la démonstration : cette façon bien particulière d’émettre, pour une voix, plusieurs sons simultanément, un bourdon et une mélodie harmonique, certes, mais plus encore. « Apprends à chanter contre le vent », lui dit simplement son maître (j’ai toujours un peu de mal avec ce jargon) -face au vent, le son part en arrière et on s’entend mal, ce qui oblige à moduler les dimensions physiques de l’émission sonore.

Pour Le corps, le geste et la voix, Marie-Annick Béliveau parle interdisciplinarité et agentivité ; elle expérimente devant nous une interprétation qui convoque autant le corps, le mouvement, la gestuelle, la mimique, la position dans l’espace que la voix elle-même.

 David Christoffel (Combien de questions pour ma voix ?) s’intéresse aux rapports entre la poésie et la musique, écrit des opéras parlés, manie les mots avec célérité, circonvolutionne à notre grande perplexité, enchaîne une idée à l’autre (avec des maillons), additionne les degrés avec itération, refuse de se contenter du premier, parle comme un chant ne peut le faire, transforme l’énonciation de mots en une performance étonnante -dans la lignée d’Alvin Lucier.

La punition d'Ekho clôture cette journée, dans une petite salle sombre au fond de l’Institut Supérieur pour l'Etude du Langage Plastique (je profite de la pause pour faire le tour de l’exposition Savoir-faire), installation sonore de Jonathan Garcia Lana dont l’automate (un mécano excentrique qui étend ses tentacules sur le plancher) répond à la voix de Marianne Pousseur par des vibrations et autres percussions mécaniques visuellement alléchantes. La performance est brève et désarçonne quelque peu le public assis au sol, à qui on doit signifier la fin du spectacle par un « normalement, c’est là que les lumières se rallument ».

Quatuor Amôn - Palais des Beaux-Arts (Charleroi), mardi 23 novembre 2021

Si je suis déjà venu au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, c’est il y a si longtemps que mon souvenir s’est estompé. L’état de chantier de la Place du Manège n’aide probablement pas à resituer mes points de repères, mais ce qui est sûr, c’est que la salle de Congrès, à la scène surmontée de la Fée ignorante, fresque signée René Magritte, et au style connoté Art déco, dégage un charme suranné, aussi kitsch que craquant -comme les ampoules au plafond, qui craquètent et caquètent lorsque la régie en ajuste l’intensité après que le Quatuor Amôn ait pris ses quartiers.

Le public est celui des concerts du midi au PBA, dans la fleur de l’âge, volontaire, attentif et chaleureux. L’état d’esprit, auquel s’ajoutent les circonstances ponctuelles (l’acoustique -agréable ici-, le confort, les voisins de fauteuil…) influencent la façon dont on découvre une œuvre et j’apprécie de réentendre les pièces de Toshio Hosokawa (Landscape 1) et Dai Fujikura (Another Place) interprétées il y a dix jours à Bozar en soirée japonaise (Suite for Noh voice & string quartet) par les mêmes musiciens du quatuor mis sur pied en 2008 au Conservatoire de Bruxelles : à la découverte « préservée » de la première écoute, la seconde apporte une amorce de familiarité (même si les structures de ces musiques ne la recherchent pas) sur laquelle s’exercent avec un plaisir manifeste les neurones de la reconnaissance.

Philip Glass compose, en 1983, son Quatuor à Cordes n°2 qu’il titre Company, comme le petit roman de Samuel Beckett auquel il se réfère et dans lequel un homme, couché dans l’obscurité, médite sur la nature de son existence et sur le paradoxe de la conscience (avoir conscience de soi-même et commenter celle-ci de l’intérieur nous mène vite au bord du gouffre et de l’abyme). Glass en brosse quatre courts mouvements sensibles, où grésille une alternance cognition/émotion, entre lévitation intérieure et délectation guillerette.

Voix expérimentale - Halles de Schaerbeek (Bruxelles), vendredi 26 novembre 2021

Certains parlent d’elle comme de la nouvelle Cathy Berberian, d’autres mettent en avant son expressivité et son sens de la performance, d’autres encore soulignent l’aisance avec laquelle elle semble se jouer des partitions exigeantes : Marie-Annick Béliveau présente le fruit d’une résidence de création chez elle, à Montréal, pour trois jeunes compositeurs belges, dans le cadre d’Ars Musica Hors-les-murs, couplé à deux œuvres de compatriotes et aux Canti del Capricorno de Giacinto Scelsi, frappante entrée en matière en trois mouvements, celui où intervient le percussionniste Pierre Quiriny encadré des autres pour voix seule.

Stefan Hejdrowski, premier des trois Belges, est un habitué du festival : Sola est la cinquième œuvre de sa main à y être jouée, taillée pour la voix de Béliveau qui lui insuffle, au travers de la motilité surprenante de ses muscles faciaux (entraînés chaque jour, du café du matin à la tisane du soir), une volubilité que renforcent encore mimiques explicites et corporalité saisissante.

Claude Vivier, Montréalais au parcours chahuté (enfant abandonné, il s’échappe de la réalité par l’affabulation ou le mysticisme et aborde la musique entre expériences de rejet et de révélation, avant de mourir assassiné à 34 ans) compose Hymnen an die Nacht en 1975, sa seule œuvre publiée pour cet effectif, sur base d’une sélection de textes du poète allemand Novalis en deuil de sa femme emportée par la tuberculose : dans une atmosphère illuminée, fantasmatique, presqu’enfantine, le piano lance le chant, tous deux s’alliant au silence -officiant comme un instrument en soi.

Discrètement démonstratif, le pianiste André Ristic partage l’évident plaisir qu’il prend à interpréter Tanzer-Lieder (il en existe une version pour voix, piano, flûte et violoncelle) de la Canadienne d’origine serbe Ana Sokolovic, alors que Béliveau ose une pantomime qui frôle parfois le burlesque.

Gestuelles qui préfigurent le pétillant -sa musique l’est, à l’égal de son auteure, me glisse une de ses paires- Bukkake (au titre ouvertement évocateur, comme ses précédents Gang Bang et Glory Hole), écrit pour voix, piano, violoncelle (Hanna Kölbel) et percussions (Pierre Quiriny) -et accessoirement, quatre harmonicas : Sarah Wéry pioche dans tout matériau qui lui tombe sous la main, c’est imaginatif, excité et joyeusement foutraque, à l’image du poncho de coquillages (transporté dans sa valise orange à roulettes, né d’heures de récolte, de forage délicat et d’enfilage d’aiguilles) qu’endosse opportunément Marie-Annick Béliveau, temporaire égérie des marées -"mes enfants sont des coquillages dans les égouts des villes"-, qui chante, énonce et slame ("mes souvenirs se fracassent sur mes sensations de pétasse"). Tonitruant.

En clôture d’un programme fourni en découvertes, Alice Hebborn ramène le calme dans la petite Halle : écrit pour voix, hautbois, percussions et électronique, Chemin avec les Inuits plane en écho aux mouettes, aérien et contemplatif, aux relents électriques et psychédéliques, lancinant et pénétrant, délicatement épicé d’orient.

Aquaserge + Eon - Halles de Schaerbeek (Bruxelles), samedi 27 novembre 2021

Le collectif français avant-rock Aquaserge conçoit Perdu dans un étui de guitare (son titre complet : The Possibility of a New Work for Aquaserge - Lost in a Guitar Case) comme un spectacle musical et théâtral, construit à partir de cette anecdote où l’interprète se fait voler son étui de guitare et l’unique exemplaire manuscrit de la pièce, écrite par Morton Feldman en réponse à un programmateur qui lui demande s’il a « une pièce à ajouter au programme » -moralité : "ne jamais laisser son instrument dans la voiture"- et retraçant, au travers d’extraits d’emails, les échanges parfois impitoyables avec les éditeurs ou les ayants droit. Le groupe, qui depuis toujours revendique un effacement des frontières entre genres et styles, explore le champ de la musique contemporaine de la moitié du 20e siècle et s’approprie les approches de (autant qu’il leur rend hommage) György Ligeti (Le poème du poème symphonique sans métronome, où chacun percute, à sa façon, Nuit terrestre et Nuit altérée), Morton Feldman (le soyeux Only, le très doux The Possibility…, le bruitiste et ferroviaire Comme des carrés), Edgard Varèse (Un grand sommeil noir et la désinvolture du musicien qui envoie au plancher la page de partition une fois lue, ou 1768°C, ses percussions obstinées, ses phrases obsédantes et… ses "conditions non négociables") et Giacinto Scelsi (son exploration des timbres et oscillations dans l’éblouissant Hommage) -sans compter Cover, pour Robert Ashley et Laurie Anderson, au sample lancinant.

En deuxième partie et "sans transition" (comme le veut la citation guignolesque), Eon, composition autour du monde spirituel des idées de l’éclectique Olivier Mellano, malgré les qualités du chœur de chambre breton Mélisme(s), douze voix également partagées entre hommes et femmes, et de son chef Gildas Pungier (il danse sur place), ne décollent pas : c’est doux, parfois gracieux, le plus souvent sans relief -hormis un passage rythmé, à l’enthousiasme plus enlevé.

Bernard Vincken

Crédits photographiques  : Johanni Curtet © Claire Huteau, Quatuor Amôn © Nicolas Leuleu, Marie-Annick Béliveau © Laurent Guérin, Aquaserge © Franckalix

Ars Musica : Surprise your ears! 

 

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