Florian Noack fait swinguer les Années folles
Tales of the Jazz Age. James Price Johnson : Charleston. Harry Akst (1893-1963)/Fats Waller (1904-1943) : Dinah. Fats Waller : Squeeze me ; Bye Bye Baby. Maurice Ravel (1875-1937)/Gil-Marchex (1892-1970) : Five o’clock Foxtrot. Francis Poulenc (1899-1963) : Valse, extraite de l’Album des Six ; Mouvements perpétuels. Clément Doucet (1895-1950) : Isoldina. George Gershwin (1898-1937) : Slap That Bass ; How long has this been going on ? ; What causes that ? Mischa Spoliansky (1898-1985) : Morphium. Kurt Weill (1900-1950) : Suite de L’Opéra de quat’sous, trois extraits. Erwin Schulhoff (1894-1942) : Suite dansante en jazz. Leo Ornstein (1893-2002) : Suicide in an Airplace. Florian Noack, piano. 2023. Notice en français, en anglais, en allemand et en japonais. 69’. La Dolce Volta LDV 137.
Le Bruxellois Florian Noack (°1990) aime s’attarder à des univers musicaux moins fréquentés, ce qui lui réussi très bien. Ce pianiste, qui a connu plusieurs années de formation à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth, avant de se perfectionner à la Musikhochschule de Cologne, a déjà proposé, pour le label La Dolce Volta, un Album d’un voyageur, où se côtoyaient huit créateurs, dont Schubert, Rachmaninov, Komitas ou Ladmirault, un autre, Visions fugitives, consacré à Prokofiev, avant une version de référence des 12 Études d’exécution transcendante de Lyapunov, et, plus récemment, un récital I wanna be like you, des transcriptions de pages pour piano de Bach à Chostakovitch, en passant par Mendelssohn ou Johann Strauss fils. Florian Noack s’est fait une spécialité de la transcription, domaine dans lequel il excelle. Son nouvel album en est une belle démonstration : à côté de pages originales des compositeurs choisis (Poulenc, Doucet, Schulhoff, Ornstein), la moitié des vingt-quatre plages du programme sont des transcriptions qu’il signe.
Avant audition, il faut lire avec attention le texte qui sert de notice, signé par Pierre Solot. Ces sept pages, de valeur littéraire, installent le cadre du récital en évoquant l’effervescence des Années folles qui ont suivi la sanglante Première Guerre mondiale, à Paris, à Berlin ou au-delà de l’Atlantique ; on y croise aussi bien Francis Scott Fitzgerald, Ernest Hemingway, James Joyce ou Picasso que Mistinguett ou Maurice Chevalier, on imagine l’ambiance des pavés parisiens luisant sous la pluie ou celle du Bœuf sur le toit, les cabarets berlinois outrageux, l’Amérique du jazz qui trouve à Paris l’écrin de la liberté d’expression. C’est dans cet univers qui se défoule, qui danse et fait la fête que Florian Noack installe l’auditeur, ravi d’être invité à laisser tomber les frontières.
Le programme s’ouvre par le Charleston de J.P. Johnson, destiné à une comédie musicale de 1923, qui a permis à cette danse de s’implanter. On est plongé tout de suite dans une liberté expressive, à laquelle trois pièces de Fats Waller, dont l’une est une collaboration avec l’auteur-compositeur Harry Akst, apportent rondeur et chaleur. Noack transcrit cela avec finesse. Ravel vient ensuite, avec le Five o’clock Foxtrot d’après L’Enfant et les Sortilèges, que son ami et interprète Gil-Marchex a adapté et que Noack nuance. On savoure les trois Mouvements perpétuels de Poulenc de 1918, l’un après l’autre balancé, modéré et alerte, où Satie est en filigrane. Ces bijoux que Poulenc ne prenait pas au sérieux sont servis avec une légèreté immatérielle, ainsi qu’une Valse, cinquième morceau de l’œuvre collective Album des Six, publié en 1920. Quant au Bruxellois Clément Doucet, qui fut le complice de Jean Wiéner (1896-1982) dans un duo plaisamment déjanté, il fait un clin d’œil à Wagner avec son Isoldina de 1927, au swing irrésistible que Noack fait si bien virevolter.
Gershwin est indispensable dans un tel projet. Il est bien là, avec trois délicieux moments de comédies musicales, dont Slap That Bass, que l’on trouve dans le film Shall We Dance de 1937 avec Fred Astaire. C’est Noack qui transcrit, ce qu’il fait aussi pour le désenchanté Morphium de Spoliansky, pianiste d’origine russe naturalisé britannique qui a écrit plus de cinquante musiques de films, ou encore pour trois extraits de la suite de L’opéra de quat’sous de Kurt Weill et Bertolt Brecht de 1928, mélange de drame, de sensualité de cabaret et de comique, que les nazis n’apprécièrent pas.
La Suite dansante du Tchèque Erwin Schulhoff, qui mourra de la tuberculose au camp de Würzburg en 1942, est la partition la plus longue du récital, ici dans sa version originale, qui date de 1931. L’influence du jazz est très marquée dans ces six pièces où l’on retrouve valse, tango, slow ou fox-trot, dans un contexte qui marie l’insouciance, la légèreté ou l’esprit primesautier. Le récital s’achève par une pièce emblématique de Leo Ornstein, né en Ukraine dans l’empire russe, qui découvrit le jazz en voyageant à la Nouvelle-Orléans. Son Suicide in an Airplane (1918-19) le fit connaître universellement. Marc-André Hamelin, dans un album consacré au seul Ornstein (Hyperion, 2002) a donné de ce morceau, qui dépeint ce que son titre indique, une version brillante, que Florian Noack égale, dans une atmosphère dramatiquement impitoyable. Les Années folles n’ont pas connu que des moments heureux…
Avec cet album original, Florian Noack signe un florilège divertissant, choisi avec discernement pour illustrer une période privilégiée et ces « récits de l’âge du jazz » qui nous fascinent toujours autant quand ils sont interprétés, comme c’est le cas ici, avec brio, légèreté, mais aussi une authentique ardeur.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 9/10 Interprétation : 10
Jean Lacroix