Pierre Solot nous fait découvrir le piano d'Ernesto Lecuona

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Le pianiste Pierre Solot, que l’on connaît en Belgique pour ses multiples casquettes d’animateur radiophonique et de médiateur musical (en compagnie de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège) se met seul face à son piano pour un premier récital consacré au trop méconnu compositeur cubain, Ernesto Lecuona. Cette proposition musicale séduit, en particulier en ces temps de multiples grisailles. Pierre Solot répond à nos questions. 

C’est votre premier récital piano solo alors que l’on vous connaît principalement en musique de chambre ; d’ailleurs la première fois que nous nous sommes rencontrés , vous jouiez alors en duo. Qu’est-ce qui vous a poussé à enregistrer un album en solo ? 

Il n’y a pas de volonté particulière de ma part à enregistrer ou à jouer seul.  Bien entendu, ce peut être un défi personnel, une mise en danger stimulante, mais ça n’aurait aucun intérêt de limiter une aventure discographique à ce qui peut faire évoluer le musicien qui enregistre.  C’est la découverte de la musique de Lecuona, écrite pour piano seul, qui m’a poussé à lancer ce projet solo : parce que c’était cette musique et parce qu’elle me paraissait avoir du sens pour le public.  Un projet musical, parce qu’il s’inscrit dans une « publication », une diffusion publique, sur scène ou au disque, doit avant tout, me semble-t-il, s’inscrire dans une démarche de nécessité et d’intérêt pour les gens qui l’écouteront, avant toute considération personnelle de « chemin de carrière » ou d’états d’âmes individuels.

Le choix du compositeur peut surprendre : une anthologie consacrée au Cubain Ernesto Lecuona. Pourquoi ce choix ? Comment avez-vous découvert sa musique ?  C’est une réaction au besoin de soleil au regard du temps en Belgique ? 

Peut-être car chercher la lumière est une quête plus ambitieuse en Belgique !  Il y a peut-être une force inconsciente qui pousse le pianiste belge à jouer les lumières d’Ernesto Lecuona plutôt que les macabres inspirations d’un Liszt en fin de vie.

C’est le hasard qui a placé Lecuona sur mon chemin : une amie cubaine qui m’a un jour offert des partitions d’Ernesto Lecuona en me disant : « à Cuba, tout le monde connaît sa musique, on l’enseigne dans les écoles, ici, personne ne la joue ».  Il y a des évidences qui ne franchissent pas l’Atlantique. 

Parlez-nous un peu de la musique d'Ernesto Lecuona, quelles sont ses caractéristiques ? Comment s’intègre-t-il dans son temps tout en étant fortement original ?   

Lecuona a quelque chose de Franz Liszt, il est un virtuose qui jouait ses propres compositions dans un rapport démonstratif au public induit par ses facilités pianistiques hors du commun.  Lecuona a tout du pianiste-compositeur romantique qui imbibe sa musique de ses racines autant que de ses impressions de voyage. Sa musique est passionnée, pyrotechnique et tendre, excessive dans ses débordements et diablement sincère.  Il n’y a pas de second degré, de profondeur masquée, de spiritualité contrapuntique et pudique : elle dit ce qu’elle dit, sans vergogne, en en faisant parfois un peu trop.  Et puis, comme chez Liszt, la musique de Lecuona transforme le piano en orchestre, utilisant la largeur du clavier et les effets sonores en imitation d’autres timbres.

Cette musique est originale, et différente de celles de Liszt, Chopin ou Debussy, parce qu’elle est un mélange inédit de traditions cubaines (dans les élaborations rythmiques et mélodiques), d’expression directe du Moi sensible, et d’un pianisme génial (l’évidence pianistique de cette écriture la place au niveau d’habileté de Chopin).

Cette musique de Lecuona est à la fois désuète, à des années-lumière des bouleversements esthétiques de son époque (Lecuona vit pendant la 1ère moitié du XXe siècle), et aussi de son temps parce qu’il l’élabore en public, en la jouant, devant des salles pleines, en connexion avec les chemins du jazz, les formats aphoristiques, la place grandissante de la chanson et puis simplement parce qu’il fait partie de cet « autre XXème siècle » -dont parle le compositeur Karol Beffa- celui qui a été masqué de notre côté du monde par des forces esthétiques dominantes voire autoritaires, cet « autre XXème siècle » de musiques tonales qui n’ont jamais perdu de leur modernité au-delà d’une certaine Europe.

Comment interpréter cette musique sans verser dans le pittoresque de carte postale (ce que vous parvenez à faire) ? 

La sincérité de la musique de Lecuona, son « premier degré » diront peut-être certains, est la force première de cette musique lumineuse et diablement confortable pour le pianiste.  C’est bien écrit.  C’est virtuose, mais ça « tombe bien dans les doigts ».  Quand on écoute Lecuona jouer ses propres œuvres, on découvre un style très direct, flamboyant, mais sans chipotages.  C’est une musique qui se distingue dans son horizontalité : elle passe, elle vit puis elle disparaît.  C’est une musique de l’instant.  Cette sensation du présent, si particulière à l’art musical qui s’inscrit dans le temps, se pose puis s’évanouit, c’est la clé des discours directs comme celui de Lecuona.  Il n’empêche pas le raffinement, mais un raffinement qui avance et qui ne s’admire pas dans son reflet.  L’émotion solaire qu’il en reste peut être bouleversante.

La musique d’Ernesto Lecuona reste assez peu connue, en particulier en Europe. Pourtant Gershwin et Ravel lui avaient témoigné de leur admiration. Pensez-vous qu’un revival pourrait arriver ?

Les compliments de Ravel et Gershwin à Lecuona sont des compliments « américains » : les deux compositeurs étaient aux Etats-Unis lorsqu’ils découvrirent Lecuona. L’Europe est responsable en musique d’un étonnant cloisonnement de l’esprit au XXe siècle.  L’Amérique a vécu les obsessions progressistes dans une démarche identitaire métissée qui s’est révélée beaucoup plus ouvertement multiple.  Je pense que la musique de Lecuona a beaucoup pour plaire dans nos pays : sa lumière, son efficacité, sa sincérité, son discours sans ambages, ses formats courts, ses heureuses tentatives de séduction, ses couleurs d’un ailleurs fantasmé.  Il ne faudra pas beaucoup la pousser pour qu’elle tombe dans les cœurs mélomanes européens.

Après ce récital pianistique, quel sera votre prochain défi ?

Je travaille sur un projet tout à fait différent, qui fera appel à mon piano autant qu’aux mondes infinis de l’électronique.  Un projet de création qui sera un geste musical plutôt qu’un chemin programmatique, un geste qui n’aura pas peur des grands espaces sonores, des formats obsolètes, parce qu’il faut continuer à prendre des risques.  Je n’en dirai pas plus, il est trop tôt pour théoriser un processus en élaboration.

Le site de Pierre Solot : https://www.pierresolot.com/fr

A écouter : 

Ernesto Lecuona (1895-1963) : Piano Music. Pierre Solot, piano. Fuga Libera FUG829.

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Lara Heribinia

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