« For Four Walls + JOUR DE COLÈRE » - John Cage + Julius Eastman

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« Nous n’envisageons pas For Four Walls comme une recréation de la pièce originale perdue, mais plutôt comme une réfraction en lien avec son histoire et notre histoire avec Merce. » Ainsi s’expriment Petter Jacobsson et Thomas Caley lors de la première, en mai 2019 à l’Opéra National de Lorraine (Nancy), pour le centenaire de la naissance de Merce Cunningham. Car cette pièce pour piano de John Cage s’est évaporée après la première (et unique) performance de 1944, chorégraphiée par Cunningham et est exhumée, seulement des dizaines d’années plus tard, des manuscrits du compositeur par le pianiste Richard Bunger.

Le terme « Réfraction » prend tout son tonus quand on découvre le dispositif scénique : l’espace, cassé par un angle droit de grands panneaux miroités, est à la fois infini, ouvert à tout œil, restrictif ou réflectif. Vanessa Wagner et son piano regardent côté cour mais se retrouvent projetés côté jardin et plus encore, étrangement présents tout au long de la pièce au sein de la troupe du Ballet de Lorraine, statiques quand eux bougent et sautent et dansent. Car les miroirs démultiplient, renforcent -débordent même- la vingtaine de danseurs (jeunes femmes, jeunes hommes, en débardeurs et pantacourts -parfois longs- et chaussettes hautes -parfois nu-pieds) élevés au carré, à la puissance quatre, à une force étourdissante, tant qu’elle finit par encombrer une scène que la prolifération de l’image pour l’image étouffe. Mais pas à tout moment.

Et la partition de cette œuvre de jeunesse, prélude de la collaboration Cage/Cunningham, aux émotions pointues (mais sans emphase) et contrastées (chose rare chez le compositeur) et aux répétitions, présentes (mais sans persistance), n’est pas celle où l’on reconnaît le mieux le Cage du piano préparé, le Cage qui joue son inspiration aux dés. Mais elle ménage ses temps entre les notes -uniquement des touches blanches, elle caresse dans le sens du poil les respirations -au point de préfigurer 4’33", le silence le plus célèbre de l’histoire sonore. Elle m’a semblé toutefois, dans cette confortable Grande Salle de l’Arsenal réinventée par Ricardo Bofill en 1989 et presque remplie en ce soir d’hiver travesti par la pluie en automne vespéral (les galeries, étroites, sont vides, mais le contingent de jeunesse du haut, son babil et son activisme compensent), elle m’a semblé, donc, bien moins annonciatrice des répétitions de Steve Reich ou de Philip Glass, contrairement à ce que Cage, surpris lui-même lors de la redécouverte de la pièce -et fier au fond de l’avoir écrite même s’il l’avait oublié - se laisse aller à affirmer. On pense parfois à Satie, en tout cas à fraîcheur et gaucherie.

Jacobsson et Caley, directeur artistique et coordinateur de recherche du Centre Chorégraphique National à Nancy, travaillent ensemble depuis les années 1990 -et ont fait leurs armes dans le sillage de Cunningham. For Four Walls est pour eux l’occasion d’imager la passerelle entre l’œuvre liminaire et les suites que le duo lui a données. L’intention n’est pas toujours facile à décrypter.

Entracte.

Puis, JOUR DE COLÈRE

Evil Nigger est un de ces moments qui marquent l’histoire de la musique. Pas tout de suite. Mais durablement. Pour toujours.

Julius Eastman est un de ces enfants terribles -écorché, exposé, éclaté- de la légende ‘ricaine : noir, gay, provocateur (en sexe, en politique, en musique), controversé, drogué, indigent, sans domicile (ni fixe, ni variable), disparu, victime du SIDA expiateur dans l’indifférence générale avant cinquante ans. Son œuvre souffre de sa vie, disons, compliquée : partitions mises sous séquestre après expulsion, méthodes de notation disparues qui freinent plus encore la diffusion de sa musique -parmi les premières à mêler accents minimalistes et énergie rock, électrique.

Electrique comme l’est la guitare de Manuel Adnot -et ses pédales d’effets. Evil Nigger saisit le cerveau, le suspend, l’étire aux tripes, ôte le sang des doigts de Melaine Dalibert (l’homme au piano), s’impose à l’oreille tandis que s’impose à l’œil la chorégraphie d’Olivia Grandville, fluide autour de ces trois murs de lamelles blanches desquelles se joue la lumière (Yves Goddin), riche de ses gestes explicites (roulements de bassin, doigts d’honneur, bois de cerfs) et récurrents comme autant de running gags, se lovant autour de la force intrinsèque de la musique d’Eastman, de sa beauté humble : « nous avons besoin du soulèvement de la jeunesse », crie avec justesse Grandville.

Rideau.

Mais pas tout à fait.

Plusieurs membres du Ballet se partagent le micro, y expriment leur inquiétude face à la réforme des retraites. Une tribune. Un métier à la pénibilité spécifique. L’art. La société. L’économie. Je suis assis à côté de quelques-uns (et une -communicative) de ces militants animés d’idéal. Et d’enthousiasme. L’art, c’est aussi la vie.

Metz, Arsenal, le 30 janvier 2020

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Arno Paul / Balletnational de Lorraine

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