Furtwängler, un mystère de la musique

par

Alors que Warner fait paraître l'intégrale des enregistrements studio de Wilhelm Furtwängler, Crescendo Magazine vous propose de relire un texte de Stéphane Topakian, cheville ouvrière de ce coffret,  sur l'art du grand chef. 

Misère du chef d'orchestre ! cela devrait être un art, et c'est une exhibition, une comédie... Wilhelm Furtwängler, 1926, Carnets, Ed. Georg.

Le 30 novembre 1954, à Baden-Baden, s'éteint Wilhelm Furtwängler, l'un des plus grands musiciens de notre siècle. Quarante ans après, il demeure étonnamment présent.

Ses enregistrements figurent toujours aux catalogues, pris et repris sous tous les labels, des "majors" aux "pirates" ; ses écrits sont publiés ; son nom cité comme une référence. Pourquoi ? D'autres chefs de sa génération ont marqué de leur génie l'interprétation musicale : Toscanini, Walter, Mengelberg, pour évoquer les plus connus... D'autres interprètes ont parlé haut et fort ou ont écrit : Ansermet, Celibidache. Alors pourquoi Furtwängler représente-t-il un pôle si attractif ? Pourquoi, par-delà les chapelles, les écoles, les tendances nationales, est-il l'archétype du chef d'orchestre et plus encore du musicien interprète ? Voilà bien un mystère que nous n'avons pas la prétention de percer, mais seulement d'approcher, livrant au lecteur les contours d'une vie, d'un style, d'un caractère aussi, lui permettant de cerner ce qui constitue un destin assez exceptionnel, et peut-être de s'interroger sur ce qu'est la musique.

Vuillermoz, dans son histoire de la musique et parlant de Beethoven, remarquait que le public s'attendait à une vie aux détours compliqués vécue par un homme simple, alors que les vies sont souvent banales et les hommes -les âmes- complexes. Furtwängler n'échappe pas à ce trait. Sa vie, son "cursus", est une succession d'épisodes où la volonté personnelle le dispute à l'incidence des événements du monde, et ils furent parfois tragiques, mais, au fond, n'a rien d'extraordinaire, s'il n'y avait au premier plan un être très compliqué, bourré de contradictions, qui s'efforça toute sa vie, et par-delà les contingences, de mettre en pratique des aspirations très profondes et qu'il voulait universelles.

Il y crut toute sa vie durant, gardant le plus souvent par-devers lui -ses carnets les plus intimes ne furent publiés que bien après sa mort- ce qui à ses yeux constituait l'essentiel : l'art au service de l'homme, l'interprète au service de l'art, médiateur entre ce qu'il y a d'éternel dans l'oeuvre d'art et ce qu'il y a de divin en chacun de nous. Peut-être, au soir de sa vie, s'aperçut-il du côté trop idéaliste et illusoire d'une telle démarche, mais pour constater que, s'il y avait divorce, les torts étaient à la charge d'une époque consommatrice de stars (qu'aurait-il pensé aujourd'hui ?) et plus préoccupée de matérialisme que d'idéal artistique. L'homme était dans le siècle, mais ce siècle n'était plus le sien. Il préféra disparaître, presque discrètement, pour ne pas avoir à compromettre. Sans se rendre compte que légion étaient ceux, alors comme aujourd'hui, et sans doute comme demain, qui avaient un besoin de se reconnaître dans cette attitude, de s'identifier à cette démarche esthétique.

Sans doute Furtwängler ne fut-il pas le chef de tous les répertoires, ni un découvreur passionné de recherches, ni ne représentait le chef de théâtre type comme Mahler ou Böhm. Et alors ? On peut apprécier l'éclectisme d'un interprète et y trouver le signe du génie ; on peut aussi considérer qu'il y a grandeur à aller toujours plus loin dans un certain répertoire, et surtout que le mérite est grand de faire revivre, de ressusciter des chefs-d'oeuvre pour un public, non plus seulement consommateur, mais interlocuteur privilégié. Furtwängler disait fréquemment que l'interprétation est un acte d'amour, et la complicité de l'amour passe aussi par un enrichissement mutuel.

Bien que son répertoire fût plus étendu et varié qu'on ne le dit habituellement, on lui reprocha de toujours et encore programmer Beethoven. Cela le surprenait à chaque fois : pour lui, telle ou telle symphonie n'est jamais la même. Toutes les messes se ressemblent, mais on peut considérer que chacune est le renouvellement unique d'un mystère. Souvenons-nous que Furtwängler, même après avoir dirigé cinq cents fois la Cinquième de Beethoven, réouvrait la partition lorsqu'il devait la diriger pour la cinq-cent-unième. Bel et trop rare exemple de courage, d'abnégation et surtout de foi dans ce mystère qui confond l'immortalité et l'immédiateté du chef-d'oeuvre. La musique -la Cinquième par exemple- n'existe qu'au moment précis où on la joue et meurt avec le dernier accord ; et en ce bref instant, elle fait remonter en nous des accents éternels : les grandes pages n'existent que parce que nous les avons toujours portées en nous-même. C'est le privilège du créateur -les très grands, Beethoven, Shakespeare, Michel-Ange- que de mettre en lumière ce qui était tapi dans l'ombre, et c'est le mérite du re-créateur, l'interprète, que d'opérer cette fusion. En ce sens, Furtwängler se sentait investi d'une mission catalysatrice d'énergies.

Mais parce que l'homme est aussi tissé de contingences, revenons sur terre et ouvrons l'album de famille.

Wilhelm Furtwängler naît le 26 janvier 1886, à Schönenberg, quartier de Berlin. Rien apparemment ne le prédispose à la musique. Son père, Adolf, est un archéologue réputé et ses ouvrages sont encore cités de nos jours. Si l'on remonte la lignée paternelle, on trouvera une famille de paysans de la Forêt Noire qui ont donné leur nom à une grande ferme, "Furtwängle", tapie dans les vallons d'altitude, à deux pas de Furtwangen, célèbre aujourd'hui comme station de ski de fond et comme centre d'une région spécialisée dans l'horlogerie. Car c'est là qu'est né le "coucou", attribué par erreur aux Suisses ; et le très riche musée de Furtwangen possède un coucou, signé... Furtwängler. Maigre origine musicale. Du côté de sa mère, Adelheid Wendt, excellente peintre, ce sont plutôt des universitaires. Brahms fut très lié aux Wendt, et l'un des membres de la famille, l'oncle Dohrn, fut directeur de la musique à Breslau (Wroclaw). Voilà qui nous rapproche du pupitre et de la baguette.

Wilhelm sera l'aîné de quatre enfants (après lui: Walter, Märit et Annele) qui vivront une enfance heureuse, partagée entre Munich et la belle maison d'été que le père a fait construire au bord du Tegernsee. Toute sa vie, Furtwängler conservera une passion pour la nature et le sport, notamment le ski. Mais très jeune, le démon de l'art le tarabuste déjà et il se met à composer des petites pièces pour le piano, des Lieder et de la musique de chambre. Son frère joue du violoncelle, lui se met au piano ou tient sa partie de violon. Il ne semble pas néanmoins avoir poussé très loin dans la pratique de l'instrument de Paganini, car il envia par la suite la connaissance de l'archet de Nikisch, Toscanini ou Koussevitski. Rien de bien révolutionnaire ou de très personnel dans ses premiers essais ; ses dieux en musique s'appellent Beethoven, Schubert et Brahms. Il déteste Wagner et ses lettres d'alors montrent assez combien il demeure étranger aux nouveaux courants musicaux germaniques (Strauss, Mahler, Schönberg...) sans parler de son ignorance totale de la formidable éclosion de l'école française.

Ses parents sont conscients de ses dons, confirmés par le grand Joachim, mais constatent que le jeune Wilhelm est incapable de s'épanouir à l'école. L'adolescent est confié à Ludwig Curtius, assistant de son père à Munich, avec qui il accomplira ses "humanités". Quelle chance pour lui : il découvre la Grèce avec son père, la Renaissance italienne à Florence avec Curtius. Il dévore la littérature de Goethe, Shakespeare, Nietsche. C'est aussi l'âge des premières amours, et Wilhelm se fiance -il a quinze ans- avec la jeune et jolie Bertel Hildebrand ; amour platonique mais très profond, il suffit de lire les lettres du jeune homme pour s'en convaincre. Sans doute étaient-ils trop peu mûrs pour le mariage ; ils rompirent et Bertel épousa le compositeur Walter Braunfels. Peut-être n'oubliera-t-elle jamais tout à fait ce grand garçon romantique qu'à Lübeck on surnommera Parsifal.

Lübeck, c'est son premier poste significatif, après cinq ans de galère. En 1906, il dirige son tout premier concert, à la tête du Kaim Orchestre de Munich (l'ancêtre du Philharmonique) dans le but premier de présenter un mouvement symphonique de sa composition. Comme il doit bien vivre et aider sa famille -car le père meurt en 1907- il va accepter des fonctions qui sont l'apanage de tous les futurs chefs, celles de co-répétiteur, de second couteau. Il est nième chef à Zurich, l'assistant de Mottl à Munich, second de Pfitzner à Strasbourg ("Les p'tites Michu", dirigé par Furt', ça ne s'invente pas...).

Lübeck, c'est autrement important, même si le poste n'est pas prestigieux. Furtwängler y assure les concerts populaires où les pots-pourris de Waldteufel et Suppé voisinent avec du Chabrier, du Delibes, le tout devant des tables bien garnies en chopes de bière. Mais le jeune chef se lance dans une programmation plus aventureuse et propose aussi Beethoven et Bach. C'est pendant cette période que survient un élément déterminant pour son style de direction : la rencontre et la fréquentation de Nikisch, qui dirige fréquemment dans la ville voisine de Hambourg. C'est le seul chef dont se réclamera Furtwängler : du grand musicien il apprend à faire sonner un orchestre.

Furtwängler, réformé, n'ira pas au front, et en 1915, grâce à Bodansky, il est nommé au Théâtre de Mannheim, plutôt bien côté. A part quelques concerts symphoniques, c'est dans le domaine de l'opéra qu'il va faire son apprentissage : les Mozart, presque tous les Wagner -il y est enfin venu-, mais aussi Carmen, Aïda, Ariadne et Salomé, des créations locales de Korngold, Sekles ou Pfitzner. Et surtout Fidelio, qui restera toute sa vie son opéra préféré. Toujours Beethoven. Est-ce parce qu'il s'agit de l'opéra le moins opératique ?

Mannheim est le point de départ de sa fulgurante carrière. Il enchaîne les postes : les Museumkonzerte de Frankfort, le Tonkünstler de Vienne, la Staatskappelle de Berlin... Le 23 janvier 1922, Nikisch disparaît et Furtwängler, préféré à d'éminents confrères comme Bruno Walter, est choisi pour présider aux destinées de deux des plus fabuleuses phalanges allemandes, le Gewandhaus de Leipzig (où il aura un peu plus tard un premier violon nommé Charles Münch) et la Philharmonie de Berlin. A la différence de son prédécesseur, il donnera la primauté à Berlin, sans doute pour deux raisons. L'orchestre de Leipzig passe dans la fosse le plus clair (si l'on peut dire) de son temps et dispose de peu de services à consacrer aux programmes symphoniques, alors que Furtwängler a quasiment toute liberté à Berlin. Et puis Leipzig est une ville très conservatrice, et l'on n'y décèle pas le bouillonnement créatif, et pas seulement en musique, que connaît le Berlin des années 20. Or  Furtwängler, contrairement à ce que les dernières années de sa vie laisseraient à penser, a une politique de création. Presque à chaque concert, il offre une nouveauté, en premier mondiale ou locale. Il faut un instrument disponible ; il l'a avec les Berliner.

Il donnera d'ailleurs toujours la préférence à Berlin, même lorsque lui fut proposé le poste le plus envié, l'Opéra de Vienne, où il aurait pris la suite de Mahler et Strauss. Mais son départ eût signifié la disparition d'un orchestre de Berlin à l'équilibre financier précaire, disparition qu'appelaient certains politiques. Furtwängler se battit pour maintenir l'ensemble, le niveau de qualité, sa politique de programmation. Il instaura deux tournées annuelles, la participation de l'orchestre à des festivals (Heidelberg, Görlitz, Iéna,...), continua à inviter les plus prestigieux solistes, et grava quelques disques, dont lui se serait bien passé.

Entretemps, il fut nommé à la Philharmonie de Vienne et partagea, trois années de suite, la saison du New York Philharmonic avec rien moins que Toscanini et Mengelberg. Trois éminences pour un même orchestre, c'était trop. En dépit d'un public tout à fait acquis, il fut écarté sous la pression de la critique. Peut-être aussi, à l'instar de Mahler quelques années plus tôt, avait-il du mal à se faire à la vie musicale américaine et aux dames des comités. Il conservera toute sa vie une méfiance vis à vis du nouveau monde, et l'on sait qu'il appréhendait la tournée américaine prévue pour 1955.

Entretemps aussi, il prit le chemin de Bayreuth (en petit avion qui fit plusieurs tonneaux dans les champs...) pour y diriger Tristan en 1931. Furtwängler, qui avait appris à aimer la musique de Wagner, était en revanche distant vis à vis des "wagneriens", appréciant peu l'atmosphère de la colline sacrée. Il entra en conflit  avec Winifred Wagner qui entendait tout régenter, y compris la musique. Il quitta donc Bayreuth, mais quand il revint en 1936, ce fut pour s'y tailler la part du lion : Lohengrin, le Ring, Parsifal !

Si 1922 est le point de départ des "dix glorieuses", 1933 marque celui des années noires. Comme la plupart des Allemands -et des observateurs à l'étranger- il ne s'émut pas de l'arrivée au pouvoir des nazis. Avec beaucoup de naïveté, il pensa même qu'une remise en ordre économique du pays laisserait la place, quelques mois plus tard, au retour de la démocratie. Il déchanta vite, constatant les attaques contre ses collaborateurs et ses programmes. Ses lettres ouvertes en faveur des artistes juifs ou d'Hindemith soulevèrent pour un temps l'opinion populaire, mais attirèrent aussi sur lui les foudres des nazis. N'obtenant pas les garanties qu'il souhaitait, il démissionna de ses postes officiels ; exilé dans son propre pays, il était incompris ailleurs, où l'on aurait souhaité qu'il prît ses cliques et ses claques, ce qui eût constitué un désaveu complet. C'était compter sans l'amour qu'il portait à sa terre et sans l'idée qu'il se faisait de la musique, du rôle qu'il lui attribuait, et de la mission salvatrice dont il se sentait investi. Schönberg lui-même lui demanda de rester pour "sauver la musique allemande".

Il resta donc, refusant toute compromission, usant de sa notoriété pour intervenir constamment en faveur des plus inquiétés. Himmler écrira: il n'y a pas un Juif en Allemagne pour lequel Furtwängler ne soit intervenu ! Les années passant, sa situation devint de plus en plus délicate ; il invoquait toutes sortes de raisons pour ne pas conduire son orchestre dans les pays occupés, des certificats médicaux de complaisance le dispensaient de participer à des manifestations officielles, il fut enfin mis sous surveillance policière, suspecté même d'être lié aux conjurés de l'attentat contre Hitler.

A l'automne 1944, Albert Speer, ministre du Reich, vint l'avertir qu'il était sur la liste noire : la guerre était perdue, et s'il restait, il n'en verrait pas la fin. Puisqu'il avait la chance d'avoir un visa pour la Suisse -invité par Ansermet à diriger son orchestre en février 1945- il avait intérêt à ne pas en revenir. Furtwängler eut ce cri du cœur : "Mais que vont devenir mes Philharmoniker?" A Vienne, il réussit à fausser compagnie aux sbires de la police et passa en Suisse. Il y demeura deux ans, sans diriger, ayant tout perdu, subsistant -avec femme et enfants- grâce à un mécène suisse. Il était toléré dans sa patrie d'accueil, mais avec interdiction d'élever la voix, ne pouvant se défendre contre les attaques qui fusaient, notamment des Etats-Unis. On sait la suite : un  passage devant une commission de dénazification (en principe réservée aux membres du parti, ce qu'il ne fut jamais), une réhabilitation complète et le retour à la vie musicale publique. La France, qui avait souffert de la botte nazie, fut le premier pays libéré à l'accueillir, et cela sans arrière-pensée, comme l'Angleterre peu après.

Le grand public connaît mieux la dernière partie de sa carrière : les concerts avec Berlin ou Vienne, sa participation aux Festivals de Salzbourg et de Lucerne, ses nombreux enregistrements qui font toujours référence : Tristan, la 4ème de Schumann, telle symphonie de Beethoven. Une certaine lassitude, un risque de surdité, et l'émergence d'un environnement musical où il ne se reconnaissait pas, tout cela l'amena à envisager la mort avec sérénité. Une bronchite, qu'il refusa sciemment de soigner, l'emporta.

Le premier trait qui frappe ceux qui s'intéressent de plus près à la vie de Furtwängler, c'est son indifférence presque totale aux contingences. Souvent fagoté comme l'as de pique (sauf au concert), ignorant complètement les plaisirs de la table, insouciant des problèmes d'argent, qu'il distribuait à sa famille, à des musiciens, voire à des étrangers dans le besoin, il était l'anti-star par excellence. Il fallut la perte de tous ses biens après la guerre et une épouse ayant les pieds sur terre (cinq enfants à élever...) pour qu'il pense à la sécurité matérielle. Encore mourut-il avec des dettes, et c'est la 9ème de Bayreuth qui paya la maison de Clarens. Quelle différence avec les fortunes accumulées aujourd'hui par des interprètes bien médiatisés. Mais pour lui, tout cela ne comptait pas ; seule importait l'action, son action en tant que musicien.

A ce titre, sa gestique de chef -qui a souvent dérouté les critiques, du moins ceux qui vont voir et non écouter- ne relevait pas d'un apprentissage théorique ou même d'une logique a priori. Elle trouvait sa source dans la partition elle-même : il s'agissait d'y puiser l'énergie à communiquer aux instrumentistes. Battre la mesure lui paraissait une erreur, préférant faire émerger, des mouvements curieux de sa baguette, le rythme interne de la mélodie et la pulsation du discours. A cette relative imprécision de la main droite venait s'adjoindre une main gauche parfois plus éloquente, caressant les thèmes, tendue en un poing serré, implorante même. Et souvent l'attitude de Furtwängler trahissait ses doutes : "Aidez-moi", semblait-il dire à ses musiciens. Car si Furtwängler savait ce qu'il voulait, il ne méconnaissait nullement l'échange qui devrait être la marque de toute bonne répétition et du concert lui-même. D'ailleurs, Furtwängler laissait beaucoup de liberté à ses musiciens, et Markevitch devait dire plus tard que seul Furtwängler lui avait donné cette impression de faire de la musique de chambre en dirigeant. Il en allait de même au concert, les musiciens savaient qu'ils devaient demeurer constamment aux aguets, aptes à saisir les mouvements du rêve en marche.

On a souvent invoqué les départs (celui de la 7ème de Beethoven, par exemple), imprécis certes, mais sonnant curieusement plus grands que sous la baguette de ses collègues. Ce fut bien plus tard qu'un acousticien expliqua un phénomène purement physique. En attaquant pile ensemble, les transitoires -montée en courbe du son, qui varie suivant l'instrument- se masquent. En attaquant de façon décalée, des basses, à la transitoire plus longue, aux aigus des violons et à la timbale, les sons s'additionnent et font sonner l'accord plus grand. Furtwängler le faisait d'instinct ; les musiciens eux aussi avaient compris : pour les départs, ils regardaient l'archet... du premier contrebasse.

Dans un sens, l'on peut dire que Furtwängler fut, aux côtés d'Ansermet le théoricien et de Celibidache l'empirique, le phénoménologue instinctif de la musique. Pour lui, les indications contenues dans une partition n'étaient pas des indications d'exécution, mais de perception. Qu'importe que l'on joue allegro ou adagio un Andante, il doit "sonner" Andante, être perçu comme tel par l'auditeur. Dès lors, le temps joue un rôle essentiel dans le discours furtwänglerien, déformé par l'image que nous en connaissons aujourd'hui par le disque, car il ne lui était pas destiné au départ. D'autres éléments musicaux relèvent de la même notion de perception. Ainsi, un crescendo, du ppp au fff peut paraître mesquin s'il est exécuté de façon linéaire, car l'oreille prend en compte ce qu'elle vient d'entendre pour anticiper sur la suite, s'y habituant. Furtwängler laissait "couver" ses crescendos -en tension- avant de les libérer, leur conférant ainsi une courbe impressionnante.

Cette philosophie de la perception par contraste avec l'exécution, explique aussi pourquoi les partitions de Furtwängler sont quasiment vides d'annotations. Bien des chefs s'y sont plongés, cherchant le secret des prestations du maître ; ils ont été bien déçus : ni crayon rouge, ni crayon bleu. Dans Leonore II, par exemple, quelques rares p ou f supplémentaires viennent attester de l'importance que Furtwängler attachait à la dynamique. Et dans la marge du haut, au-dessus des portées de l'introduction, pourtant prise à un large tempo, les mentions griffonnées : "Vorwärts ! Nicht Schleppend !" (avancer ! ne pas traîner !). Un jour, Mitropoulos consulte Furtwängler sur la manière de mener à bien le gigantesque premier mouvement de la 9ème. Furtwängler lui explique ce qu'il en pense. Mitropoulos: "Génial ! pourquoi ne pas mettre tout cela noir sur blanc ?" Furtwängler, l'air étonné : "Pour quoi faire? Tout est déjà contenu dans la partition".

Tout cela explique aussi pourquoi Furtwängler n'était pas à l'aise au disque, qui impose un autre type d'écoute. Il en était conscient, et s'il ne fut jamais un homme de studio, il en tint compte, notamment dans ses enregistrements d'après-guerre. Ses premiers disques ne  pouvaient le satisfaire; il les fit avec, mais surtout pour, la Philharmonie de Berlin. Et s'il signa avec "His Master's Voice", en 1946, c'est -une lettre en témoigne- dans le seul souci de nourrir sa famille. Il commença à être content avec l'utilisation de la bande magnétique, qui le libérait des 4 minutes fatidiques d'une face de 78t. Sans nier l'aspect pédagogique de la fixation phonographique, il refusait au disque le pouvoir de l'émotion instantanée et collective. Au concert, un silence, profond comme un abîme qui s'ouvre au-delà d'un accord, peut être chargé d'autant de tension que la phrase qui lui a donné naissance. Au disque ou à la radio, un long silence, c'est un trou.

Pourtant ce sont ses disques, et plus encore les bandes de ses concerts, qui demeurent pour les jeunes le témoignage tangible de la pensée de Furtwängler : diriger un orchestre est un acte d'amour. Il faut croire que le public en est privé, qui, désertant au fil des jours des concerts où l'on s'ennuie, se trouve comme contraint d'aller chercher dans de vieilles cires le mystère de la musique vivante.

Stéphane Topakian

Crédits photographiques : Emil Orlik

 

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