Stéphane Topakian, à propos de Furtwängler
Le coffret Warner qui reprend l’intégrale des enregistrements officiels du légendaire chef d’orchestre Wilhelm Furtwängler est primé par un International Classical Music Awards dans la catégorie “Historique”. Cette récompense est l'occasion d’échanger avec Stéphane Topakian, cheville ouvrière éditoriale de ce coffret, immense connaisseur de l’art du maestro.
Depuis de nombreuses années, on a vu apparaître de nombreux enregistrements Live de Furtwängler. Du coup, on a un peu perdu de vue l'importance de son legs officiel qui semblait un peu oublié des rééditions régulières d'Universal et Warner ? Dès lors, comment considérer ces enregistrements officiels dans leur apport à notre connaissance de son art ? De plus, on a l’impression que Furtwangler, incarnation suprême du chef d'orchestre, donnait son maximum au concert. A écouter cet ensemble discographique, cette impression n’est-elle pas erronée ?
Furtwängler considérait l’expérience vivante du concert comme irremplaçable. Les ‘live’ qui peuvent en résulter sont bien entendu des moments uniques, mais représentent-ils à eux seuls la vision de telle ou telle œuvre par Furtwängler ? Certainement pas. Je vais vous donner un exemple : on cite toujours telle captation d’une symphonie de Beethoven pendant la guerre ou soulignant le côté exacerbé voire désespéré du discours. Mais ce serait oublier que jamais Beethoven n’a prescrit de ne jouer ses œuvres qu’en cas de guerre. Dans un sens, Furtwängler va aussi loin, sinon plus loin, dans sa vision des partitions, dégagé de contraintes extérieures. Si Furtwängler se montre peu convaincant dans ses premiers pas au disque (il y a été trahi par une technique rudimentaire), il a assez vite compris que le disque représentait un moyen de faire passer son art, à la condition de s’y investir autrement. On peut avancer que pour Furtwängler le ‘comment c’est perçu’ prime sur le ‘comment c’est exécuté’. C’est sans doute pour cela -et pour donner un exemple- qu’il a tenu à refaire le début de la Marche funèbre de la Symphonie n°3 de Beethoven, un an après avoir signé son enregistrement de novembre 1947. Question de tempo. Pour en revenir à votre question initiale : oui, le legs discographique de Furtwängler est essentiel pour connaître son art. On a là la quintessence de sa pensée, et ce n’est pas parce qu’il dirige en studio qu’il serait moins convaincu et convaincant qu’en concert. Je vous citerais un autre exemple. Vous connaissez son enregistrement de la Symphonie n°9 de Bruckner de 1944 (réédité depuis cinquante ans par DG). Longtemps, il a été indiqué comme ‘live’, et tout le monde de s’extasier sur la force de cette interprétation, sur 'l’urgence’ de l’exécution, sur le caractère unique de ce concert… sauf qu’il s’agit d’un ‘Magnetofonkonzert’, autrement dit d’une prestation réalisée sur plusieurs jours, en studio et pour le seul micro… Comme quoi…
Cela fera bientôt 70 ans que le chef nous a quittés. Pourtant, il reste une légende des podiums. Si l’art de l'interprétation a passablement évolué, la place de Furtwängler reste immense et dans le panthéon des gloires de la musique, il continue de trôner aux sommets, éclipsant la quasi-totalité de ses contemporains. Qu’est-ce qui fait cette particularité ?
Je pense qu’il y a deux strates chez Furtwängler. La plus immédiate est bien entendu ses interprétations des symphonies de Beethoven ou Brahms, ses lectures des opéras de Wagner ou du Fidelio de Beethoven. Il y apparaît irremplaçable. Mais après tout, on peut être tout aussi convaincu par le Bruckner de Jochum, le Strauss de Karajan, le Beethoven d’un Schuricht etc. Mais il y a une strate plus profonde, et je pense que c’est celle-là qui, inconsciemment, continue de remuer les mélomanes : je veux parler de la place de l’interprète dans la chaîne du discours qui va du cœur de la partition au cœur de l’auditeur. En ne croyez pas que cela signifie que l’interprète ne doit en faire qu’à sa tête pour se faire valoir. S’il ne doit en rien abandonner sa personnalité, c’est pour se mettre au service de l’œuvre. Écoutez une exécution par Furtwängler avec la partition, vous serez étonné de constater qu’il est un des plus scrupuleux qui soit. Cela me fait songer aux entretiens de Sviatoslav Richter avec Monsaingeon, où il cite une phrase de Kurt Sanderling à son endroit : ‘Richter, non seulement c’est un grand pianiste, mais en plus il sait lire une partition’. Richter en était très fier, et cette mention est totalement applicable à Furtwängler.
A un (ou une) jeune artiste ou jeune mélomane qui chercherait à connaître l'art du chef, quels seraient les enregistrements que vous conseilleriez d’écouter en priorité ?
Ma réponse va vous surprendre : que la personne qui veut découvrir Furtwängler se laisse guider par son instinct. Il ne sera jamais malheureux. Bien entendu l’on peut écarter d’un premier choix quelques pages où Furtwängler se montre un peu moins à l’aise, comme les Préludes de Liszt, où la Moldau de Smetana, mais entre la Symphonie n°4 de Schumann, le Concerto n°5 L’Empereur de Beethoven, la Symphonie n°7 du même Beethoven, ou l’Adagio de la Symphonie n°7 de Bruckner, comment voulez-vous choisir !? Et pourquoi choisir ?
Quels ont été les défis posés par la réalisation de cette intégrale discographique ?
Les défis dans ce genre de travail sont toujours les mêmes, … ou devraient être les mêmes. L’ingénieur du son, Christophe Hénault, rompu à la discipline de la restauration sonore (Callas, Barbirolli et bien d’autres) possède une qualité première essentielle pour offrir un résultat sérieux : il est musicien. Le défi n’est donc pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, d’appliquer un beau vernis brillant sur des documents anciens, mais de laisser parler la musique et le discours de l’interprète, ce qui amène le ‘restaurateur’ à se monter plus économe que l’on pense dans l’application des traitements, et dieu sait si le numérique est riche en ce domaine ! Et à la différence de que j’ai vécu sur de semblables travaux par le passé, réalisés à l’oreille, la fréquentation de la partition est primordiale. Il faut toujours en revenir à l’œuvre, avec le seul point fixe que représente la partition.
Vous êtes un éminent connaisseur de l'art du chef. Est-ce qu'il y a une émotion particulière à travailler sur cette intégrale ?
Bien sûr le travail s’est révélé enthousiasmant, et songez qu’il a duré plus d’un an ! Au départ, on était parti pour 38 CD. En élargissant le programme aux opéras, à la Passion selon Saint-Matthieu de Bach et à des inédits, on est parvenu à un ensemble de 55 CD. Chaque disque a été traité pour lui-même et a constitué une découverte, découverte d'une source non encore travaillée, découverte d’un son, d’intentions musicales parfois cachées derrière des rééditions malheureuses. Christophe Hénault et moi-même nous sommes émerveillés au fur et à mesure du travail, nous appelant au téléphone à toute heure pour échanger des impressions. Je dois dire ici que Warner ‘a joué le jeu’. Le label aurait pu, à tout moment, nous inviter à nous contenter des sources ou remasterings existants ; à chaque demande insistante de notre part à aller plus loin dans les recherches, Warner a toujours répondu ‘oui’. Ce qui explique aussi le temps passé à la mise au point de ce monument ! Ça en valait la peine !
Le 54e CD du coffret présente des inédits dont une symphonie inachevée de Schubert captée à Vienne. Comment avez-vous retrouvé ces inédits ?
Le CD ‘bonus’ présente en effet des inédits. L’exploration systématique des archives à Hayes -siège historique d’His Master’s Voice- a permis de retrouver des documents inexploités, disons même totalement ignorés, absents des listes pourtant exhaustives dressées depuis cinquante ans ! On peut citer le mouvement lent, ‘Élégie’, de la Sérénade de Tchaïkovski, ou la Valse de l’Empereur dans le tempo souhaité par Furtwängler, mais proscrit car impossible à faire tenir sur deux faces 78 T. À côté de quelques pages réalisées ainsi en studio -et seule exception au parti pris éditorial : tout ce qui a été enregistré pour le disque, en studio et pour une petite part en public- Warner propose un inédit de taille, un pur ‘live' : l’Inachevée de Schubert, donnée par le Philharmonique de Vienne à Copenhague à l’automne 1950. On connaissait la Symphonie n°5 de Beethoven du même concert (Danacord), mais le Schubert n’avait jamais vu le jour. Voilà qui est réparé, grâce à un collectionneur qui en détenait la bande et qui l’a mise à disposition. C’est une découverte majeure car l’exécution est exceptionnelle, notamment au travers de phrasés particulièrement chantants.
- A écouter :
The Complete Wilhelm Furtwängler on Record. Berliner Philharmoniker, London Philharmonic Orchestra, Lucerne Festival Orchestra, Philharmonia Orchestra, Wiener Philharmoniker, Wilhelm Furtwängler. Notice de présentation en français, allemand et anglais. Enregistrements entre 1927 et 1954. 1 coffret de 55 CD Warner Classics
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Warner classics
Christophe Hénault, servir le patrimoine de l’enregistrement