Anton Bruckner, les symphonies (n°7 à n°9) : analyse et orientations discographiques 

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Suite et fin de la publication de l’article rédigé par Harry Halbreich en 1996 sur les Symphonies de Bruckner (lire ici et ici les deux précédents textes). Cette dernière étape est consacrée aux Symphonies n°7 à n°9. Si le texte d’analyse est publié tel quel, la discographie des symphonies de Bruckner, qui s’est particulièrement développée au cours des 30 dernières années, a été actualisée par Bertrand Balmitgere et Christophe Steyne sous la coordination de Pierre-Jean Tribot.

Symphonie n°7 en mi majeur

Ce fut la Septième Symphonie qui apporta enfin la consécration internationale au compositeur sexagénaire à la suite de sa sensationnelle création à Leipzig sous la direction d'Artur Nikisch, suivie de celle de Hermann Levi à Munich. La Septième demeure avec la Quatrième la plus populaire de la série. D'une inspiration sereine, rayonnante et lumineuse, elle conquiert l'auditeur dès l'envolée prodigieuse de son thème initial, et ne cessera de le captiver grâce à une forme particulièrement claire et à des profils mélodiques mémorables. Le grandiose et émouvant Adagio culmine en une bouleversante musique funèbre des cuivres graves, à la mémoire de Wagner qui venait de mourir. Succédant à un Scherzo dont le thème très original est un cri de coq stylisé, le Finale est plus bref et moins monumental que ceux des autres Symphonies, ce qui facilite peut-être l'accès de l'oeuvre en général, mais crée un certain déséquilibre entre les deux premiers mouvements et les deux derniers. Bruckner avait primitivement prévu le Scherzo en deuxième position, et cette succession créerait certes un équilibre meilleur. Composée de 1881 à 1883, la Septième ne fut jamais remaniée, et la seule controverse textuelle qu'elle présente est le fameux coup de cymbales au sommet de l'Adagio, rajouté après coup, puis supprimé, puis remis... La très grande majorité des chefs l'adoptent, à juste titre à mon avis. Discographie pléthorique, avec maintes versions sublimes : Wilhelm Furtwängler (DGG), Karl Böhm (DGG) , Eugen Jochum à Dresde (Warner), Herbert von Karajan à Vienne (DGG), Daniel Barenboim à Berlin (Teldec), Giuseppe Sinopoli à Dresde (DGG), Carlo Maria Giulini à Vienne (DGG).

Symphonie n°8 en ut mineur

La Huitième est la plus considérable des Symphonies de Bruckner (la Neuvième l'eût égalée, voire surpassée, si le compositeur avait pu en achever le Finale), et on l'a qualifiée de "couronne symphonique du XIXe siècle". C'est la dernière grande Symphonie de l'histoire qui se termine par une apothéose triomphale sans le secours des voix humaines. Et pourtant son premier mouvement est le plus tragique que Bruckner ait conçu, et l'histoire de l'oeuvre est une tragédie en soi. Il en existe trois versions, dont la meilleure n'est paradoxalement pas de Bruckner lui-même, mais une synthèse des deux autres versions effectuée par Robert Haas.

Bruckner rédigea la première version de 1884 à 1887 et, plein d'enthousiasme, attaqua immédiatement la Neuvième après avoir envoyé l'oeuvre nouvelle à Hermann Levi, qui avait fait triompher la Septième. Mais Levi ne comprit pas la Huitième, effectivement beaucoup plus difficile que sa devancière, et son rejet fut pour Bruckner un coup terrible : il abandonna la Neuvième pendant quatre ans (elle aurait certainement été menée à terme sans cela !), quatre ans de remaniements fébriles de plusieurs des Symphonies précédentes, notamment de notre Huitième, dont la deuxième et dernière rédaction fut terminée en 1890. A bien des égards, elle constitue un gros progrès. Primitivement réservée au seul Finale, l'instrumentation "par trois" est étendue à l'oeuvre entière. En 1887, le premier mouvement se terminait par une coda triomphale en Ut majeur. A la fois pour des raisons psychologiques et structurelles, Bruckner la supprima en 1890, et le morceau se termine à présent par l'impressionnant decrescendo de la "Totenuhr" ("l'Horloge de la Mort"). Cette première coda faisait double emploi avec celle du Finale, dont elle affaiblissait ainsi l'effet.

Bruckner a également modifié le Scherzo, composant notamment un tout nouveau Trio, très supérieur à l'ancien, et introduisant pour la première fois les harpes. Les remaniements des deux derniers mouvements (l'Adagio est en troisième position) sont moindres, mais consistent malheureusement en coupures qui, bien que brèves (pas plus d'une bonne cinquantaine de mesures au total) se font par des "raccords" particulièrement maladroits (au point qu'on peut douter qu'ils soient de Bruckner lui-même) et qui, de plus, privent le chef d'orchestre de quelques "paliers" indispensables pour assurer la respiration de la grande forme. Leopold Nowak a publié telles quelles les deux rédactions de 1884-87 et de 1890. Robert Haas, avant lui, avait conservé le texte de 1890, mais en rétablissant les quelques passages coupés indispensables de la version précédente. Bien que ne faisant pas partie de la nouvelle Edition critique, la version Haas, la plus satisfaisante du point de vue musical, continue heureusement à avoir la préférence d'une majorité de chefs d'orchestre. La Huitième présente un équilibre particulier, avec son premier mouvement exceptionnellement dense et bref, son immense Scherzo sur un motif obstiné qu'interrompt un Trio constituant un véritable mouvement lent en miniature, prémonition du plus vaste de tous les Adagios brucknériens, et de l'un des plus sublimes. L'immense Finale, enfin, après son départ cuivré et trépidant évoquant l'historique rencontre des trois Empereurs, est une véritable corne d'abondance d'une invention sans cesse renouvelée (aucune reprise littérale !), aboutissant à l'apothéose unique en son genre de la superposition contrapuntique des thèmes des quatre mouvements. 

La discographie est naturellement très riche ! Pour la version originale 1887 Original Version. Ed. Leopold Nowak [1972], on peut se référer à Eliahu Inbal à Francfort (Teldec), Kent Nagano à Munich (Farao) ou le modeste mais passionnant Georg Tintner avec l’Orchestre National d'Irlande (Naxos). 

La version de Robert Haas (1939) est bien servie et on peut recommander : Daniel Barenboïm à Berlin (Teldec), Herbert Blomstedt à Leipzig (Querstand), l'inattendu Pierre Boulez à Vienne (DGG), Bernard Haitink à Dresde (Profil), Christian Thielemann à Dresde (Profil). 

L’édition Leopold Nowak de 1955 propose la version 1890. Karl Böhm à Vienne (DGG), Sergiu Celibidache à Munich (Warner), Carlo Maria Giulini à Vienne (DGG) ou Eugen Jochum à Dresde (Warner) en sont de magnifiques serviteurs. 

Notons que le grand Wilhelm Furtwängler dirigea la très contestable édition de Bruckner de Joseph Schalk de 1892, mais également une édition de son cru, basée sur différents matériaux.   

Symphonie n°9 en ré mineur

Bruckner savait que sa Neuvième Symphonie serait la dernière, il la voulut grande et choisit intentionnellement la tonalité de la Neuvième de Beethoven, ré mineur. De 1891 au 30 novembre 1894, il en rédigea les trois premiers mouvements (le Scherzo précédant une fois de plus l'Adagio), puis il se battit pendant près de deux ans avec son Finale qu'il laissa inachevé. Les trois premiers mouvements ne furent créés que sept ans après sa mort, en 1903, dans l'habituel arrangement déformant de Ferdinand Löwe. Rappelons que c'est par la première audition de la "vraie" Neuvième que commencèrent en 1932 la renaissance brucknérienne et la première Edition critique. La Neuvième, une des cimes de l'esprit humain et de toute la musique, contient indiscutablement les inspirations les plus élevées et les plus profondes de son auteur. Les plus audacieuses aussi, car Bruckner fut de ceux qui allèrent hardiment de l'avant jusqu'à leur dernier souffle. Musique de confins, ou plutôt des fins dernières, aux portes de l'au-delà, l'immense premier mouvement est le plus vaste et le plus puissant que Bruckner ait conçu, couronné par la vision d'effroi de ses quintes nues, dont la coda de l'Enfer de la Dante Symphonie de Liszt constitue une première approche. Suit un Scherzo apocalyptique, grandiose vision d'enfer, dont les trépidations brutales annoncent les martèlements du Sacre du Printemps (distant d'à peine vingt ans, ne l'oublions pas !). Alors s'élève, bouleversant, le chant immense du plus sublime des Adagios brucknériens, d'une audace harmonique déjà toute proche de Schönberg, avec ses sauts énormes, et qui est une "Mort et Transfiguration" infiniment plus profonde que celle, si anecdotique, de Richard Strauss. Alors que tous les Adagios précédents aboutissaient à un sommet triomphal suivi d'un lent apaisement, celui-ci nous mène à un paroxysme d'épouvante grinçante, en présence de la Mort en personne, terrible et nécessaire rite de passage au-delà duquel il n'y a plus que la paix indicible de l'autre rive, miroir doucement réfracté du monde d'ici-bas. Après cela, comment écrire un Finale ? Ce ne sont pas seulement le temps et la santé qui ont manqué à Bruckner pour le mener à bien. Il y avait là une barrière spirituelle, certes (la nature du sommet de l'Adagio précédent rendant impossible une conclusion semblable à celle des autres Symphonies), mais aussi une impossibilité plus spécifiquement musicale : tirer les conséquences logiques de l'évolution du langage de l'un à l'autre des mouvements précédents signifiait franchir les limites du langage tonal, et cela, Bruckner se l'interdisait pour des raisons religieuses, la tonalité étant pour lui d'ordre divin et l'accord parfait un symbole de la Sainte Trinité. Or, le Finale a été très largement avancé, et même en partie orchestré. Mais il manque des feuillets (nous le savons, ils sont tous numérotés de la main du compositeur), qui disparurent entre sa mort et ses funérailles, alors que par une négligence inconcevable les scellés ne furent pas mis et que chacun put se servir dans la maison mortuaire, emportant un petit autographe du maître. Le Finale présente ainsi quelques lacunes dont nous connaissons l'étendue exacte, mais toute la coda manque, sans qu'il soit possible d'affirmer que Bruckner l'ait vraiment écrite jusqu'au bout. 

Nous passerons sans scrupules sur les rares tentatives enregistrées sur base de l’édition Loewe (1903), pour nous concentrer sur l’édition originale de 1894 - Leopold Nowak (1951). La discographie est absolument pléthorique, mais retenons : Claudio Abbado à Lucerne (Accentus), Carlo Maria Guilini à Chicago (Warner), Bernard Haitink à Amsterdam (Decca), Eugen Jochum à Dresde (Warner), Herbert von Karajan à Vienne (DGG), Zubin Mehta à Vienne (DGG). 

La récente édition Urtext de Benjamin-Gunnar Cohrs que Nikolaus Harnoncourt avait enregistrée en pionnier à Vienne (BMG) est devenue la norme des nouvelles gravures : Herbert Blomstedt à Leipzig (Querstand) ou Simon Rattle à Berlin (Warner). 

Il est bien sûr impossible de ne pas évoquer les tentatives de reconstitution partielle de final inachevé. Harnoncourt en a proposé les esquisses lors d’un concert commenté proposé en bonus de son enregistrement de la Symphonie n°9, mais il faut considérer toutes ces tentatives de complétions avec une certaine marginalité documentaire et ils ne remplaceront jamais un Finale mené à bien par l'auteur, mais qui du moins permettent de connaître son projet et nous introduisent dans le secret de son atelier. A condition (et c'est essentiel !) de ne jamais présenter la Neuvième comme une oeuvre achevée, il est licite de proposer, au disque plus encore qu'au concert, ces essais de reconstitution qui, inévitablement, n'égalent d'ailleurs pas le niveau d'inspiration des mouvements achevés. La reconstitution de l'Américain William Carragan, avec son apothéose finale très "tétralogique" (l'entrée de Bruckner au Walhalla ?) ne saurait convaincre. Celle des musicologues italiens Nicola Samale et Giuseppe Mazzuca est infiniment plus satisfaisante et plus sérieuse, mais son processus long et complexe a connu plusieurs étapes, dont celle enregistrée par Inbal n'est pas la dernière. Celle-ci, réalisée avec l'appoint de l'Australien John Phillips et de l'Allemand Gunnar Cohrs, n'a été enregistrée jusqu'ici que dans une interprétation médiocre (Kurt Eichhorn, Camerata Tokyo, introuvable sous nos latitudes). Notre compatriote Sébastien Letocard a proposé sa propre complétion, on peut s’en faire une idée avec la valeureux MAV Symphony Orchestra sous la direction de Nicolas Couton. Le solide Gerd Schaller, auteur d’une intéressante intégrale pour le label Profil est également à considérer.  

Harry Halbreich, Bertrand Balmitgere, Christophe Steyne et Pierre-Jean Tribot.

 

 

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