Guillaume Tourniaire, chef d’orchestre 

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Le chef d’orchestre Guillaume Tourniaire est le maître d'œuvre d' un formidable concert que l’Opéra royal de Liège propose en ligne. L’opéra romantique français est le titre de ce moment de musique qui nous permet de retrouver un beau panel de chanteurs belges (Jodie Devos, Lionel Lhote et Marc Laho). C’est à voir en ligne sur la plateforme streaming de l’Opéra royal de Liège. 

Ce concert liégeois a pour titre “Hamlet et le romantisme à la française”. Pouvez-vous nous définir ce “romantisme à la française”?

C’est une vaste et passionnante question, à laquelle il est malheureusement impossible de répondre en quelques lignes seulement. Tentons cependant d’esquisser quelques pistes d’orientation… Quelques décennies après la révolution française, les soubresauts et conséquences de celle-ci continuent de modifier en profondeur la culture, l’organisation et l’existence même des pays en Europe. Les notions de nation et d’identité liée à une langue, deviennent de vibrants enjeux sociétaux. Ainsi, l’opéra italien (et "en italien"), qui régnait en maître jusqu’à la fin du siècle des Lumières dans tous les théâtres du monde, commence à être remis en question. Tandis qu’à Paris, Rossini et Donizetti composent désormais en français, chaque pays cherche à célébrer sa culture en se rapprochant de ses propres racines.  Née en partie de ces préoccupations, la réforme wagnérienne de l’opéra va marquer à jamais (mais  aussi polariser) la créativité des écoles nationales. Si Mozart (grâce à Beaumarchais) avait déjà ouvert la route dès 1786 dans Le Nozze di Figaro, la politique devient désormais un sujet récurrent d’inspiration chez de nombreux compositeurs célébrés à la fois comme artistes et hommes d'État. Il suffira de songer à la place prise par Verdi dans le Risorgimento en Italie où à celle de Smetana dans l’exaltation du sentiment anti Habsbourg alors que la Bohème vivait sous le joug de l’Empire austro-hongrois…  ou encore à celle d’Auber et sa Muette de Portici dans les troubles qui précédèrent la Révolution belge de 1830.    

Exerçant alors un pouvoir d’attraction unique en Europe, Paris est à la croisée de tous ces courants artistiques. Succédant aux premières créations géniales et révolutionnaires de Berlioz, les œuvres de Auber, Meyerbeer et Halévy enrichissent les premières pages du répertoire romantique français en faisant une synthèse des beautés du chant italien, de la richesse de l’orchestration allemande, et des préoccupations dramatiques nouvelles. Puis, s’affranchissant peu à peu de ces influences, et soucieux de se démarquer des deux figures tutélaires que sont Verdi et Wagner, les compositeurs français découvrent des accents musicaux plus personnels, plus caractéristiques de subtilités de leur langue et de leur culture.  La déclamation lyrique, jusqu’alors plus hiératique ou formelle, devient plus naturelle, plus souple et la mélodie française prend son envol. Les inflexions des récits chantés vont pouvoir se parer de sublimes transparences poétiques, de chatoyances orchestrales. La légèreté ou la fragilité des sentiments exprimés, mais aussi l’opulence ou la sensualité des passions ravageuses, vont bientôt caractériser un univers sonore unique et reconnaissable entre tous… le romantisme à la française...

 Comment avez-vous conçu le programme de ce concert ?

Celui-ci s’inscrit dans une programmation de quelques concerts en streaming faisant écho à des productions qui n’ont malheureusement pas pu avoir lieu à Liège cette saison à cause de la pandémie. Ainsi, la Directrice musicale de l’Opéra Royal de Wallonie, Speranza Scappucci, m’a proposé de diriger quelques extraits de Hamlet avec les formidables solistes wallons Jodie Devos, Lionel Lhote et Marc Laho. Soucieux d’une part de ne pas trop divulgâcher (comme disent nos amis québécois) Hamlet que nous redonnerons dans une prochaine saison, et d’autre part, de conserver une trame théâtrale à ce concert, j’ai décidé de concentrer ce programme autour de trois chef-d’œuvres, Hamlet, Werther et Les Pêcheurs de Perles, trois piliers du répertoire romantique lyrique français, mêlant amour et folie. Puis, malgré l’absence de public, il m’a semblé qu’une pièce infiniment plus légère et réunissant nos trois solistes (le trio "Ah! Vous dirai-je maman!" extrait du Toréador d’Adolphe Adam), serait un charmant clin d’œil clôturant ce moment musical…         

Vous étiez au pupitre d’Hamlet d’Ambroise Thomas en octobre dernier. Spectacle dont les représentations ont été chamboulées par la crise sanitaire, vous êtes de retour au pupitre des forces musicales liégeoise pour un concert consacré à des extraits d’opéras français dont Hamlet. Dans quel état d'esprit êtes-vous ? Comment avez-vous vécu les événements de l’automne dernier ?

Tout d’abord, je suis extrêmement heureux de retrouver les musiciens, et tous les collaborateurs de l’Opéra Royal de Wallonie! Nous avons vécu ensemble au mois d’octobre dernier des moments d’une rare intensité que je ne pourrai jamais oublier.

Pour répondre à votre question, permettez-moi de faire un bref détour. La Belgique est le siège d’une formidable institution – le Parlement européen – qui est le symbole d’une utopie née après la grande tragédie de la seconde guerre mondiale. Cette institution est souvent décriée – quelquefois pour des raisons légitimes – mais n’oublions pas combien elle a œuvré pour notre bien commun! Depuis ma naissance, j’ai eu la chance extraordinaire de vivre en paix au sein d’une communauté de pays qui s’étaient violemment combattus depuis la nuit des temps, et jamais je n’oublierai l’importance d’œuvrer à maintenir cette utopie…

Nous sommes confrontés depuis plus d’une année à une autre forme de tragédie. Nous connaissons tous, hélas, une personne qui a été fauchée par cette pandémie, et en tant que musicien, je me sens bien sûr très affecté par ces mois de silence. Cependant, j’aurais honte de me plaindre de ma situation alors que tant de personnes ont perdu la vie ou que tant d’autres - je pense en particulier au personnel soignant – sont sur le pont sans relâche depuis si longtemps pour sauver des malades.  Ainsi, quand bien même ce n’est pas toujours facile, je préfère ne penser qu’aux expériences positives que j’ai vécues depuis le début de cette crise sanitaire. Et parmi celles-ci, je pourrais citer assurément cette période de répétitions, à  Liège, au mois d’octobre dernier, durant laquelle, malgré les difficultés qui se dressaient devant nous, malgré les peurs que nous éprouvions, nous avons pu partager un privilège absolu, un rêve inexprimable et rédempteur… celui de vivre intensément en jouant, chantant, ensemble, de la sublime musique...

Et quant à ma parabole au sujet de la tragédie, j’espère que de celle que nous traversons nous éclairera et fera naître en nous d’autres utopies...          

Pour en revenir à Ambroise Thomas, c’est un compositeur que l’on semble redécouvrir positivement après des années d’un purgatoire. On se souvient des mots très durs de Chabrier sur le compositeur. A votre avis qu’est-ce qui fait la force et l’originalité de ce compositeur ?

Emmanuel Chabrier était un homme d’une grande culture et à l’esprit taquin. Contemporain d’Ambroise Thomas, aucune de ses œuvres n’eut jamais le succès de Mignon ou d’Hamlet et son trait d’esprit révèle tout autant son brillant sens de l’humour qu’une certaine frustration…

En réalité, trois choses me viennent à l’esprit en songeant à la musique d’Ambroise Thomas: une incroyable efficacité théâtrale, une prodigieuse invention mélodique et une orchestration saisissante.

Les commentaires sont unanimes pour vanter les qualités cinématographiques de la musique de Puccini ou de Wagner (en référence à ce que nous appelons aujourd’hui une "bande son"). Mais écoutons le Prélude de l’Esplanade d’Hamlet (précédant l’apparition du Spectre) ou les dernières  mesures de la scène de folie d’Ophélie (où la musique est devenue impalpable ainsi que s’est égaré l’esprit de la jeune fille)... leur théâtralité est immédiate, saisissante, et d’une incroyable beauté. Concernant son invention mélodique, songeons au premier duo d’Hamlet et d’Ophélie "Doute de la lumière" (où les vers de Shakespeare sont merveilleusement  portés par les fragiles inflexions des jeunes amants), ou au chœur de la dernière scène "Comme la fleur..."(qui pourrait faire pleurer des pierres). Quant aux beautés de son orchestration, prenons pour exemple les frémissements de la nature au début de l’Ouverture de l’une de ses premières œuvres  "Le Songe d’une nuit d’été" ou encore aux sublimes transparences du solo de clarinette accompagné de trois violoncelles, précédant la scène de folie d’Ophélie…     

Vous dirigez une belle équipe de chanteurs francophones. La compétence francophone est-elle essentielle pour ce répertoire ?

Je serais bien sûr tenté de répondre immédiatement par l’affirmative, mais serai un peu plus nuancé…

Bien sûr, la connaissance et la maîtrise d’une langue est essentielle à un chanteur, dans un premier temps, pour s’en approprier les accents, les subtilités, les sous-entendus, et ensuite pour la restituer avec naturel et clarté à l’auditeur. Il est donc infiniment plus aisé à un artiste de chanter dans sa langue maternelle plutôt que dans une langue étrangère. Cependant, ce qui participe aussi et surtout de la fascination qu’un artiste exerce sur son public, c’est son charisme, sa culture, ses qualités techniques, son engagement, ou le plaisir qu’il a à partager ce moment avec les autres protagonistes.

Il y a des langues qui sont plus abordables que d’autres pour les chanteurs. La langue française est à cet égard l’une des plus difficiles car elle possède, parmi de nombreuses autres spécificités, des sonorités, des façons d’émettre le son qui lui sont absolument propres et qui sont difficiles à restituer, même pour des chanteurs francophones. Citons pour exemple les quatre façons de prononcer la lettre "e" (e/é/è/eû), les nasales an/in/on/un… et la façon roulée ou grasseyée de prononcer le r…

Alors, oui, bien sûr, il est plus aisé de défendre le répertoire francophone avec des chanteurs dont c’est la langue maternelle… mais cette proximité avec la langue peut fort heureusement aussi s’acquérir par le travail et la curiosité! Pour preuve, écoutons la divine Dame Felicity Lott s’amuser des mots dans Offenbach ou Poulenc, ou l’impérial Nicolai Gedda chanter Massenet ou Gounod… Ils sont tous deux parmi les plus illustres ambassadeurs du répertoire français...    

Quels sont vos prochains projets?

Nous avons évoqué plus haut la crise sanitaire que nous traversons, et je devais diriger ces deux prochains mois deux productions d’Eugène Onéguine et de Traviata à Melbourne et Sydney, productions qui ont hélas été annulées. Parmi mes projets suivants, j’espère que le Festival de Wexford aura bien lieu cette année et que  nous y donnerons Le Songe d’une Nuit d’été de Thomas. Ensuite, ce sera un projet qui me tient particulièrement à cœur… une "résurrection" en concert (et au disque) à Genève  de La Sorcière, opéra de Camille Erlanger (1863-1919) écrit d’après la pièce éponyme de Victorien Sardou, puis Cosi fan Tutte à Dijon et A Midsummer Night’s Dream de Britten à Lille...      

Crédits photographiques : Guillaume Tourniaire / Opéra royal de Liège

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Streamings de la semaine : Liège, Cannes,  Montpellier et Lille

 

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