La musique adoucit les heurts : une analyse du litige entre l’Orchestre National de Belgique et certains de ses musiciens à propos des droits des artistes-interprètes
La crise sanitaire n’aura pas apaisé, loin s’en faut, les tensions entre la direction et les organisations syndicales de l’ONB. La pandémie est même à l’origine d’une poussée de fièvre supplémentaire, qu’un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 7 mai 2021 ne suffira vraisemblablement pas à calmer… En cause, le sort des droits des musiciens sur les reproductions et radiodiffusions de leurs interprétations.
Le dilemme des acteurs du monde musical face à la pandémie
On le sait, la crise de la COVID-19 a entraîné un gel des représentations musicales en public, dans notre pays comme dans beaucoup d’autres. Dans ce contexte, plusieurs ensembles ont été contraints de se tourner vers de nouvelles sources de financement, comme le streaming. D’autres, en raison de leur statut d’organisme d’intérêt public, ont choisi de diffuser des concerts par internet à des fins non commerciales, sans aucune forme de rémunération, dans l’unique objectif de se conformer à leur contrat de gestion et de préserver les contacts avec leur public. Au risque de renforcer le sentiment, déjà bien ancré chez de nombreux internautes, selon lequel l’accès la culture devrait être totalement gratuit… Mais comment, alors, financer adéquatement la création artistique ?
Les droits des artistes-interprètes dans la ligne de mire
Nul n’ignore plus, aujourd’hui, que les compositeurs jouissent de droits d’auteur sur leurs œuvres. Ces droits, dont la durée est limitée par la loi, leur permettent notamment d’interdire, ou d’autoriser aux conditions qu’ils déterminent, toute reproduction ou communication au public de leurs œuvres. Sur la scène internationale, ces droits trouvent leur source dans la Convention de Berne de 1886 pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Une convention pour laquelle des compositeurs tels que Giuseppe Verdi ont fortement milité.
Ce qu’on sait moins, c’est que les artistes-interprètes bénéficient, eux aussi, de ce qu’il est convenu d’appeler des « droits voisins du droit d’auteur ». Ceux-ci ont été consacrés par la Convention de Rome de 1961 sur la protection des artistes-interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, ainsi que par une Directive européenne de 1992 (entretemps remplacée par une Directive de 2006). Chez nous, c’est en vertu d’une loi du 30 juin 1994 qu’ont été octroyés pour la première fois des droits voisins aux artistes-interprètes. Ces différents textes s’appuient sur une réalité, que ce site n’a jamais cessé de rappeler : la valeur économique d’une œuvre ne dépend pas uniquement de l’auteur de celle-ci, mais aussi de ceux qui l’exécutent. C’est à la lumière de ce constat que les législateurs ont voulu garantir aux artistes-interprètes une juste rémunération en cas de communication publique de leurs prestations par les nouveaux médias de masse apparus à cette époque.
Au titre de ces « droits voisins », les artistes-interprètes jouissent, à l’instar des auteurs proprement dits, de droits exclusifs – notamment, celui d’autoriser ou d’interdire la reproduction et la communication au public de leurs prestations. Le droit de reproduction comprend non seulement le droit de fixation (sur un support sonore ou audiovisuel) des prestations non encore fixées, mais également le droit de reproduire la prestation déjà enregistrée de l’artiste-interprète, sous quelque forme que ce soit, qu’elle soit directe (à partir d’une prestation vivante) ou indirecte (à partir d’une émission radiodiffusée), provisoire ou permanente, en tout ou en partie. Quant au droit de communication au public, il comprend, entre autres, le droit d’autoriser ou d’interdire la radiodiffusion des prestations d’un artiste-interprète, sa diffusion par câble ou par satellite.
Querelles de voisinage
Au sein de l’ONB, depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1994, l’exploitation des droits voisins a toujours été négociée au cas par cas. Malgré plusieurs tentatives, aucun accord collectif n’a pu être conclu. L’arrivée d’une nouvelle direction en 2016 n’a fait qu’exacerber les tensions avec les syndicats. Face au blocage, le conseil d’administration a décidé unilatéralement, en avril 2020, d’allouer un montant forfaitaire de 600 € aux musiciens de l’orchestre pour les droits voisins, « à titre de mesure provisoire ». Une décision, imposée manu militari, qui n’a pas plu à tout le monde…
L’esprit tranquille, la direction s’arroge ensuite le droit de disposer librement des prestations des musiciens. Le 7 mai 2020, elle diffuse en streaming, sur la chaîne YouTube et la page Facebook de l’ONB, le concert Haenchen/Vondracek/Bruckner/Brahms enregistré le 6 décembre 2019. Le 13 juin, elle en fait de même pour le concert de musique de chambre « Opéras et danses en Europe du Sud » enregistré la veille, autorisant par ailleurs BOZAR à diffuser celui-ci sur son propre site internet. Une semaine plus tard, c’est au tour d’un concert de musique symphonique capté le 20 juin, à l’occasion de la fête de la musique, d’être diffusé sur les plateformes de l’ONB et de BOZAR, ainsi que sur les sites web de Musiq3 et de Klara. Idem pour le concert de musique de chambre du 26 juin 2020 « Tea Time in London ».
Pour 32 des 79 membres de l’orchestre, la coupe est pleine : ils citent l’ONB devant le Président du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles. Un jugement est rendu le 7 août 2020, qui donne raison aux musiciens et condamne l’ONB à faire cesser toute diffusion en streaming des concerts litigieux sur internet.
L’ONB fait appel… et est débouté. Dans un arrêt remarquable du 7 mai 2021, qui ne laisse rien au hasard, la Cour d’appel de Bruxelles confirme, en substance, le premier jugement.
La Cour constate, tout d’abord, qu’aucun accord n’existait entre les parties quant à une diffusion en continu des captations audiovisuelles auxquelles ont participé les musiciens de l’orchestre. Ceux-ci n’avaient autorisé qu’une diffusion en streaming des concerts litigieux le soir même de l’enregistrement. L’ONB se prévalait de l’existence d’un accord provisoire appliqué depuis de nombreuses années sans la moindre objection des délégations syndicales et des musiciens. Mais la loi précise qu’à l’égard des artistes-interprètes, "tous les contrats se prouvent par écrit". Or, en l’occurrence, un tel écrit manquait à l’appel.
La Cour souligne, en outre, que les musiciens de l’orchestre ne sont les interprètes que d’une œuvre sonore (une partition), et non d’une œuvre audiovisuelle. Dès lors, elle refuse d’appliquer une disposition légale aux termes de laquelle les interprètes d’une œuvre audiovisuelle sont présumés avoir cédé leurs droits voisins au producteur de cette œuvre, à savoir l’ONB. Cette présomption légale, estiment les magistrats, ne s’applique pas aux captations audiovisuelles de concerts. La production d’œuvres audiovisuelles n’entre d’ailleurs pas dans la mission de l’ONB.
C’est également sans succès que l’ONB prétendit bénéficier d’une autorisation d’usage prévue par la loi – ou "licence légale" – en vertu de l’article XI.212 du Code de droit économique. Certes, la loi dispose que les artistes-interprètes ne peuvent s’opposer ni à la radiodiffusion, ni (dans certains cas) à l’exécution publique de leurs prestations. Toutefois, ceci ne vaut que lorsque ces prestations ont été fixées sur un phonogramme et que leur radiodiffusion ou exécution publique a eu lieu "licitement". Or, en l’espèce, les prestations en cause n’avaient ni été fixées sur phonogramme ni reproduites avec l’autorisation des musiciens préalablement à la diffusion en continu des concerts.
Abus de droit ?
En désespoir de cause, l’ONB fit également valoir que, à supposer que les musiciens fussent habilités à s’opposer à la diffusion en continu en streaming des concerts litigieux, une telle opposition constituait un abus de droit dans le contexte actuel, marqué par la crise sanitaire. Selon lui, la poursuite de la diffusion des prestations des musiciens ne portait pas atteinte à leurs intérêts puisque, dans l’attente d’une initiative réglementaire, une somme de 600 €, supérieure aux montants qui sont versés aux artistes dans les autres orchestres philharmoniques de Belgique, leur avait été versé à titre de rémunération de leurs droits voisins. Une interdiction de diffusion des prestations de l’orchestre était même, selon l’ONB, de nature à léser les musiciens : en effet, une telle diffusion leur donne droit à la perception d’une rémunération équitable auprès des sociétés de gestion collective, telles que Playright. Moins de la moitié des membres de l’orchestre a d’ailleurs pris part à l’action en justice. A l’inverse, une interdiction de la diffusion des concerts litigieux, en période de confinement, était prétendument de nature à occasionner un préjudice significatif à l’ONB : elle le mettait dans l’impossibilité de préserver les accords conclus avec Musiq3 et Klara et de respecter son contrat de gestion, qui l’oblige à maintenir la programmation de concerts. L’ONB soulignait, au passage, qu’il ne percevait lui-même aucune rémunération du fait de ces diffusions.
Des arguments qui n’ont pas davantage convaincu la Cour. Celle-ci souligne que l’ONB n’ignorait pas ne pas disposer des autorisations nécessaires des musiciens et que sa décision de procéder aux exploitations non autorisées de leurs prestations témoigne de sa volonté de "se livrer à un coup de force dans le contexte de conflit bien connu des différents intervenants".
Pas de jugement de Salomon
A l’issue de ses réflexions, la Cour doit se rendre à l’évidence et constater le droit est dans le camp des artistes-interprètes. Et ne fait pas dans la demi-mesure : non contente de confirmer la décision contestée du premier juge, en ce qu’elle avait ordonné la cessation de toute diffusion en streaming des concerts litigieux, sur quelque plateforme que ce soit, la Cour ordonne également la cessation de la diffusion, sur le site internet Auvio de Musiq3 et sur celui de Klara, des concerts des 11 septembre et 4 décembre 2020 et, plus généralement, "de toute fixation actuelle et future et toute exploitation des fixations sonores et audiovisuelles des concerts publics ou privés des musiciens de l’ONB par tous moyens de communication au public sauf autorisation des musiciens". Elle limite cependant l’ordre de cessation aux fixations qui ne bénéficient pas des exceptions légales. Les diffusions de courts fragments dans un but d’information, à l’occasion de comptes rendus d’événements de l’actualité, notamment, demeureront par conséquent autorisées.
Un jugement de Midas ?
Correctement motivé, l’arrêt du 7 mai dernier n’a pas de quoi surprendre les spécialistes du droit d’auteur et des droits voisins. Il n’empêche que, dans les faits, il pourrait entraver sérieusement la gestion quotidienne des activités des orchestres qui peinent à trouver un accord avec leurs membres sur la rétribution de l’exploitation des droits voisins. En définitive, n’est-ce pas Apollon, ou Euterpe, qui auraient à en souffrir ?
Il reste donc à espérer que cet arrêt permettra aux parties de renouer le dialogue et de trouver rapidement un accord sur les modalités de l’exploitation des droits voisins des musiciens de l’orchestre ou que, à défaut, le pouvoir de tutelle se décide à adopter les textes réglementaires qui s’imposent afin de calmer les esprits. Dans les couloirs de l’ONB, il se murmure d’ailleurs qu’un arrêté royal serait en préparation à cet effet. Dans l’attente de cet éventuel « Jugement Dernier », il devient urgent que rouvrent enfin les salles de concert !
Olivier Vrins
Crédits photographiques : Pixabay
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