György Kurtág et Benjamin Appl, une émouvante et féconde collaboration
Lines of Life. Lieder de György Kurtág (°1926), Franz Schubert (1797-1828) et Johannes Brahms (1833-1897). Benjamin Appl, baryton ; Pierre-Laurent Aimard, James Baillieu et György Kurtág, piano ; Csaba Bencze, trombone ; Gergely Lukács, tuba. 2024. Avec une conversation entre Kurtág et Appl. Notice en anglais, en allemand et en français. Textes chantés, avec traductions. 67’ 45’’. Alpha 1145.
Après trois parutions chez Alpha (The Christmas Album, Forbidden fruit et le Winterreise de Schubert), le baryton germano-britannique Benjamin Appl (°1982) en signe une nouvelle, fruit de sa collaboration, depuis 2018, avec le compositeur hongrois György Kurtág, qui a fêté, le 19 février dernier, son 99e anniversaire. Comme il l’explique dans la notice, Appl a répondu à un appel du Konzerthaus de Dortmund qui avait l’intention de donner en février 2020 un festival en l’honneur du créateur, celui-ci souhaitant que ses Hölderlin-Gesänge soient à l’affiche. Rencontres régulières à Budapest et travail commun ont suivi, pour aboutir au présent projet. Lors du premier contact, l’épouse de Kurtág, Márta Kinsker (1927-2019), pianiste et pédagogue réputée, vivait encore et donna son aval à la collaboration de son mari avec le chanteur. Kurtág, dans un message préliminaire, précise qu’il a tout de suite apprécié l’étonnante belle voix, la sûreté technique, la qualité de la diction et la personnalité attachante de Benjamin Appl, dont il écrit qu’il est actuellement le plus authentique interprète de ses Hölderlin-Gesänge. Après le décès de Márta Kurtág, et en hommage à cette dernière, l’idée est née entre les deux artistes d’adjoindre au cycle du compositeur des Lieder romantiques allemands, et d’associer au projet les pianistes Pierre-Laurent Aimard, un familier de longue date de Kurtág, et James Baillieu, partenaire d’Appl. Le tout a été concrétisé à Budapest en trois sessions (février, mars et mai 2024).
Dans une conversation en allemand de dix-huit minutes entre Kurtág et Appl, document qui complète le programme musical (traduction en français jointe), le compositeur répond à la question qui lui est posée sur son inspiration à partir de textes littéraires : Dans le cas des Hölderlin-Gesänge, cela s’est passé ainsi : nous habitions à Berlin, au Wissenschaftskolleg. Il y avait un petit lac à proximité. J’avais l’habitude d’en faire le tour, promenade qui durait en général trente minutes. Pendant longtemps, je me lisais les poèmes à haute voix – et puis, soudain, j’ai commencé à les mettre en musique. Cet opus 35a a été composé au cours de la décennie 1990 et est destiné à une voix non accompagnée, à l’exception du troisième lied, Gestalt und Geist, où interviennent un trombone et un tuba, lui conférant un côté dramatique. On apprécie la qualité de l’interprétation de Benjamin Appl dans ces pages de courte durée, le baryton alliant la clarté de la diction à une déclamation superbement chantée de ces vers au caractère énigmatique, un poème ravageur de Paul Celan complétant l’ensemble, ainsi que deux autres de Hölderlin, mis plus récemment en musique. On se souviendra qu’en 2002, Le baryton suisse Kurt Widmer (°1940) avait signé pour ECM un album convaincant, où figuraient des Hölderlin-Gesänge. Appl leur apporte un surplus d’émotion.
Le programme est conçu comme une alternance entre des Lieder de Schubert, de Brahms et de Kurtág. Une affiche somme toute assez courte ; on compte un peu moins de cinquante minutes de chant, le reste étant dévolu à la conversation citée. Mais le tout se présente comme un témoignage, plein de respect et de chaleur humaine, à l’égard d’un créateur qui participe à l’aventure, puisqu’il est lui-même au piano, avec une confondante clarté, pour les deux dernières plages : Der Jüngling an der Quelle D. 300 de Schubert, en recherche d’apaisement, et le chant d’amour Sonntag op. 47/3 de Brahms.
De Kurtág, on découvre encore, en tête de programme et en première mondiale, un émouvant Circumdederunt… de 2022 pour voix seule (d’abord conçu pour violoncelle). L’atmosphère, inspirée par deux psaumes, est proche du madrigal et plante tout de suite un décor dénudé au sein duquel la voix du Seigneur entend les appels de détresse face à la mort. Quatre autres très brefs lieder sur des poèmes au caractère expressionniste d’Ulrike Schuster, composés ou révisés entre 1996 et 2023, cette fois avec accompagnement du piano, s’y ajoutent. Le dernier d’entre eux sonne un peu comme un glas, avec des mots sobres : Tout doucement/presque imperceptiblement/mais pourtant vite/les lanternes s’éteignent. Il y a là une économie de moyens, quasi testamentaires, que le baryton, avec la complicité de Pierre-Laurent Aimard, cisèle avec délicatesse.
Six Lieder célèbres de Schubert (Ganymed, Totengräbers Heimweh, Im Frühling, Dass sie hier gewesen, Der Wanderer an den Mond, Litanei) complètent ce programme conçu, nous l’avons dit, en alternance. Benjamin Appl s’y coule d’une façon que l’on pourra estimer parfois linéaire, mais avec une sensibilité en adéquation avec l’atmosphère particulière de cet album conçu comme un hommage. Ici, c’est le pianiste sud-africain James Baillieu, son partenaire habituel, qui officie.
Dans son texte, Benjamin Appl ne cache pas sa fierté d’avoir été « choisi » pour ce qu’il considère comme un « énorme cadeau artistique » : Kurtág m’a montré le véritable sens de la vie de musicien, confie-t-il. En s’engageant profondément dans la musique, il m’a permis de mieux comprendre la nature humaine. Dont acte.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10 (Kurtág) - 8,5 (Schubert et Brahms)
Jean Lacroix