Händel, Arianna in Creta aux Innsbrucker Festwochen der Alten Musik

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« Arianna in Creta » est l’un des opéras le moins souvent joués de Händel. Si l’on fait exception de la tournée dirigée par Christophe Rousset en 2002 et des Festivals Händel de Londres et Halle en 2014 et 2018, elle n’a pratiquement pas été jouée au XXIème siècle. L'intrigue de l'opéra porte sur l'histoire mythique du tribut de sept filles et sept garçons que les Athéniens devaient offrir à Minos, roi de Crète pour servir de nourriture au Minotaure, et de la manière dont Thésée va tuer le monstre avec la complicité de son amoureuse Ariadne (fille du roi Minos enlevée dans son enfance), le guidant dans le labyrinthe. Le librettiste est inconnu et l’intrigue passe par les habituels triangles amoureux et les diverses péripéties héroïques et de Thésée et ses adversaires Crétois. 

Le célèbre castrat Senesino avait quitté la compagnie de Händel très peu de temps avant la première pour rejoindre, avec plusieurs autres membres de la troupe, l’Opera of the Nobility fondé en 1733 par le Prince de Galles. Celui-ci était dirigé musicalement par Nicola Porpora et faisait une concurrence directe à l’entreprise de Händel et son associé Johann Jakob Heidegger. Son rôle fut alors attribué au jeune Giovanni Carestini.  D’après Charles Burney, Carestini chantait et jouait avec élégance, mais sa tessiture était limitée. Seul le soprano Anna Maria Strada del Pò restera fidèle à Händel. L’Abbé Prévost décrira ainsi cette énième querelle dans la troupe du saxon : « On sait déjà que Senesino s’est brouillé irréconciliablement avec M. Händel, a formé un schisme dans la Troupe et qu’il a loué un Théâtre séparé pour lui et pour ses partisans. Les Adversaires ont fait venir les meilleures voix d’Italie ; ils se flattent de se soutenir malgré ses efforts et ceux de sa cabale ».

 À propos de l’Arianna, Burney écrit : « ses facultés d'invention et ses capacités à diversifier les accompagnements tout au long de cet opéra sont encore plus effervescents que dans tout autre drame antérieur depuis la dissolution de la Royal Academy of Music en 1728. » L’auditeur actuel rejoindra l’avis de Burney car « l’Arianna » continue de nous surprendre et fait preuve d’une inventivité musicale sans bornes. L’orchestration est tellement habile qu’il nous semble entendre bien plus d’instruments qu’elle n’en contient en réalité. 

La production d’Innsbruck 2024 est celle confiée habituellement aux lauréats de la saison précédente du Concours Cesti et à un orchestre de jeunes. Même si 2023 ne fut pas la fournée la plus saillante, on a pu réécouter un bon nombre de réels talents, comme celui du mezzosoprano italien Ester Ferraro (Carilda), une artiste franchement charismatique dotée d’une voix chaleureuse capable d’émouvoir l’auditeur. Le mezzo français Mathilde Ortscheid (Tauride) avait remporté le premier prix avec un chant solide et affirmé. Son jeu en « pantalon » est ici un peu trop caricatural, mais le chant est déjà très accompli techniquement à défaut d’être particulièrement touchant. L’italien Andrea Gavagnin, comme « Teseo », nous offre une voix homogène d’une tessiture très étendue, mais il brille spécialement par la virtuosité de sa colorature, rapide et précise et il sait s’en servir pour créer des climax bouillonnants. Josipa Bilić, croate, défend honorablement son rôle d’Alceste et à plusieurs occasions son chant distille des émotions authentiques, même si elle ne peut éviter ici et là des sons assez crus.  Le roi Minos et le « Sonno » sont défendus avec vaillance et conviction par le jeune baryton italien Giacomo Nanni, une voix saine, agréable et un chanteur franchement compétent. La déception viendra de la jeune franco-allemande Neima Fischer, une typique erreur de « casting ». C’est un très jeune soprano, certainement prometteur, mais dont le « hic et nunc » est loin de pouvoir défendre honorablement un rôle aussi long et complexe que celui d’Arianna. Les notes sont là mais… c’est trop scolaire, bien appris mais pas assez vécu. Un air aussi émouvant que « Sò che non è più mio » est expédié dans une espèce d’indifférence contemplative qui frise l’ennui… La britannique Charlotte Bowden, 2ème prix l’an passé, avait laissé la barre bien plus haut. 

Mais le véritable talon d’Achille de cette production se situe au niveau du travail théâtral : signé par le britannique Stephen Taylor, on peut parler de véritable fiasco. Il est clair que de jeunes chanteurs ont souvent peu d’aisance et de ressources d’acteur. Mais ici, s’il y a eu direction d’acteurs, on ne la voit pas : les gestes sont guindés, maladroits, inconsistants, les mouvements ont peu de signification et les éléments dramatiques contiennent bien plus de trivialité que d’imagination. Déjà, porter l’histoire à une dictature communiste/fasciste est une ressource aussi galvaudée que réductrice qui a perdu de nos jours toute crédibilité. La mythologie grecque était allégorique des rapports entre les pouvoirs des humains, certes, mais tempérée par la Ποίησης (poïétique) qui, dans la distance, établit un rapport de miroir ou de critique sur les abus du pouvoir ou les passions humaines. Après trois heures d’inaction dramatique, le metteur en scène a eu l’idée « brillante », l’estocade finale, d’habiller Thésée en « torero ». Franchement, on peut craindre qu’il n’ait assisté à quelques beuveries de « tablao flamenco » pour touristes pour oser signer un pareil méfait. Si l’on prétend soutenir la carrière de jeunes chanteurs, il faut trouver un encadrement capable de les mettre réellement en valeur. Ce qui est souvent arrivé à Innsbruck, par exemple avec L’Ammazone Corsara de Pallavicino en 2022, une fabuleuse mise en scène d’Alberto Allegrezza ou celle de Silvia Paoli pour l’Astarto  de Bononcini cette même année. Le travail du décorateur français Christian Pinaud résiste pourtant à la débâcle et ses idées constituent le seul élément dramatique franchement intéressant : le mouvement qu’il a imaginé pour la scène du labyrinthe est particulièrement efficace !

C’est dans l’orchestre conduit par un enthousiaste et toujours souriant Angelo Michele Errico, qui les avait dirigés au Concours Cesti l’an dernier, qu’on trouve les meilleurs moments de la soirée. Des jeunes, bien sûr, avec son corollaire de petites maladresses ou d’imprécisions ici et là. Mais, pendant que sur scène on exécute des mouvements sans fil conducteur, dans l’orchestre il y a eu un véritable travail pour obtenir l’éloquence, pour prêter attention aux éléments rhétoriques dont grouille la partition et une vigilance accrue pour bien dessiner les contrepoints dans l’équilibre le plus juste de toutes les parties et la transparence des textures. Particulièrement intéressante la réalisation du continuo, au clavecin et au chitarrone par des jeunes artistes pleins d’idées. Dont je n’ai pas retrouvé les noms dans les informations du Festival… 

Un autre élément perturbant est constitué par l’amplification. Je sais que mon a priori est généralement hostile à cette « facilité ». Il m’est difficile de comprendre qu’une salle, construite en 2018 spécifiquement pour la musique, possède une acoustique tellement décevante qu’elle n’ait besoin d’amplification. Qui rend, en l’occurrence, le son plus métallique et agressif dans le spectre aigu : les voix perdent de leur naturel, le coloris est estompé et la profondeur de champ disparaît. La semaine dernière, j’avais pourtant assisté à un concert très bien amplifié dans le monastère cistercien de Santes Creus, près de Barcelone, excessivement résonnant. Difficile à dire où se trouve la frontière idéale entre l’habileté des ingénieurs de son et les conditionnements acoustiques des salles.

Innsbrucker Festwochen der Alten Musik

Xavier Rivera

Crédits photographiques : Birgit Gufler

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