Au festival de Salzbourg, ascension alpestre et concept en concert 

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Les années passent, le Festival de Salzbourg reste, tel quel ! Déjà pas son ambiance, la rue devant le Festspielhaus avec le ballet des imposantes limousines allemandes déposant ses VIP locaux et les puissants mécènes, son public pas très jeune et endimanché dès les premiers concerts du matin dans un patchwork bigarré : robes du soir,  tenues traditionnelles autrichiennes ou bavaroises,  japonaises en kimono, touristes en bermudas ou short. C’est un intéressant miroir du temps qui ne semble pas s’écoule avec un festival qui reste très orienté grand prestige avec des affiches déroulant des grandes stars du moment,  même si elles sont parfois controversées comme Teodor Currentzis toujours très apprécié tant du public que de le directeur artistique Markus Hinterhäuser qui lui a confié un Don giovanni de Mozart.  

Le critique, comme le mélomane exigeant, se trouve souvent face à un dilemme devant la richesse de l’affiche d’un festival qui s’écoule sur un peu moins d’un mois et demi. Il est parfois difficile (on ne prête qu’aux riches) de tenter de composer son menu à la carte en fonction de ses goûts en évitant le grand écart calendaire. Alors l’édition 2024 ne manque pas d’intérêts avec du côté des opéras deux belles entrées au répertoire scénique du festival Le Joueur de Prokofiev et l’IIdiot de Weinberg, des partitions trop rares pour lesquelles le directeur artistique avait convoqué deux gloires un peu passées de la mise en scène : Krzysztof Warlikowski et Peter Sellars ; saluons aussi une version de concert du Prisonnier de Dallapiccola, une autre grande partition mésestimée. Notons aussi un très fort contingent d’artistes français chefs (Marc Minkowski et Maxime Pascal) et chanteurs (Benjamin Bernheim, Léa Desandre)  et même des Belges avec un concert de Vox Luminis de notre cher Lionel Meunier. Du baroque à la création, il y en a pour tous les goûts et toutes les couleurs.  Pour notre part, nous assistons à des concerts symphoniques avec les formations autrichiennes et deux orchestres invités  

Cette première journée commence sur les plus hautes cîmes avec une matinée 100% RIchard Strauss en compagnie d’Asmik Grigorian, des Wiener Philharmoniker et de Gustavo Dudamel. Adulée du public local, la soprano lituanienne se lance dans les Quatre derniers Lieder de Strauss, dont elle est l’une des plus grandes interprètes actuelles. L'interprétation de  Frühling commence sous le ligne d’un hédonisme sonore avec une chanteuse à la plastique vocale et à la projection superbe, alors que les Wiener Philharmoniker qui délivrent un accompagnement paré de leurs plus belles couleurs instrumentales dans cette oeuvre dont ils connaissent les moindres nuances par coeur. Rompus à l’accompagnement lyrique, les pupitres de l’orchestre prennent le contrôle de cette lecture dialoguant intimement avec la chanteuse, respirant à l'unisson avec elle. Gustavo Dudamel ne cherche pas à imposer un accompagnement et favorise ce dialogue qui culmine dans un  Im Abendrot inoubliable de finesse et rehaussé des couleurs uniques de la phalange viennoise : ses cordes soyeuses et velourées et le moelleux de ses vents. Certes, il y a des interprétations plus tragiques, plus démonstratives, plus lyriques, plus intimes de ce chef-d'œuvre, mais celle-çi reste mémorable. L’adéquation avec l’orchestre est telle que l’on ne peut s'empêcher de regretter qu’Asmik Grigorian n’a pas enregistré ces Quatre derniers lieder avec les Wiener Philharmoniker.

En seconde partie de ce concert, le “Dude” et les Viennois se lancent dans l'ascension de la Symphonie alpestre. Là encore, on est dans le cœur du répertoire des musiciens autrichiens, l’une de leurs partitions préférées souvent emmenée en tournées pour faire briller tant la qualité des pupitres que la beauté du son de ses pupitres si bien adaptés à cette musique. Du côté du pupitre du chef, Gustavo Dudamel est à son meilleur dans ces fresques symphoniques de démonstration qui lui permettent de faire jouer sa technique de bâton pour jouer de l’orchestre et galvaniser les dynamiques. La phalange prend place sur la très vaste scène du Grand palais des festivals qui en serait presque étroite vu la démesure instrumentale, et elle attend avec impatience son maestro. Bien évidemment, tout y est dans cette lecture, puissance sonore, beauté des timbres, musicalité des pupitres, qualité de la projection et des attaques. Dudamel construit sa narration comme un arc sonore toujours mobile et construit par gradation, ainsi l'épisode de l'orage est cataclysmique à faire trembler les murs. Si on a parfois reproché à Gustavo Dudamel de trop en faire dans le démonstratif, il reste ici dans une narration logique et charismatique en compagnie d'un orchestre qui est heureux de travailler avec ce chef comme en témoigne les accolades et sourires ravis des musiciens. Du grand symphonique de parade dans un cheval de bataille comme seules ces grandes phalanges peuvent le faire ! 

Pour le concert du soir, on prend place juste à côté de la Grande salle du Palais des festivals, pour un concert du Gustav Mahler Jugendorchester (GMJO) dans le cadre toujours spectaculaire du Manège des rochers.  Le festival de Salzbourg ne pouvait pas ignorer l’anniversaire des 150 ans de la naissance d’Arnold Schönberg et une thématique transversale lui est consacrée. Point de grandes oeuvres “iconiques” comme les Gurrelieder ou l’opéra Mose und Aron mais des partitions disséminées dans la programmation sous le thème “Schönberg et son temps”.  Le retour du GMJO à Salzbourg revêt tout un symbole tant son histoire est marquée par des concerts salzbourgeois sous la direction de Claudio Abbado ou de Pierre Boulez. Pour ce concert 2024, c’est Ingo Metzmacher, l’un des fidèles amis de Markus Hinterhäuser, qui officie au pupitre des jeunes virtuoses pour un programme assez conceptuel mais bien attrayant : les Cinq pièces pour orchestre, Op.16 de Schönberg, placée entre deux ouvertures de Beethoven (Coriolan et Leonore III) et une pièce de Luigi Nono A Carlo Scarpa, architetto, ai suoi infiniti possibili située entre le Prélude et l’Enchantement du Vendredi saint du Parsifal wagnérien. L’autre originalité vient du fait que toutes les pièces de chaque partie sont enchaînées sans pause, ni changement de plateau. Malgré des instrumentariums très différents, tous les musiciens restent sur scène. Finalement, ce programme au concept fort permet au chef de travailler les timbres, de Beethoven à Wagner en passant par Nono et Schönberg, on reste dans une mélodie de timbres chère au dernier. Ingo Metzmacher est un chef plus analytique qu”impulsif et il met en avant l’originalité de geste compositionnel des musiciens. Beethoven sonne avec force, joué par la masse des cordes en tutti, se révélant d’une dramaturgie de contrastes alors que Wagner se déploie dans une infinie délicatesse des nuances et des équilibres. Mais le sommet de ce concert résidait dans les Cinq Pièces de Schönberg éruptives mais aussi parées de mille nuances, scannant à la pointe sèche la puissance visionnaire du compositeur. Autre grand moment, la découverte de la très belle pièce de Nono, tout un monde de timbres poétiques et suspendus par une économie de geste et de notes déployée dans des nuances aux confins du son. Alors que la pratique de ces musiques modernistes de rupture s’éloigne de plus en plus (qui dirige encore les Cinq pièces de Schönberg sans parler de la partition de Nono), il est plaisant de voir un chef de l’envergure d’Ingo Metzmacher mobilise toute son excellente et sa culture des styles et du son pour familiariser des jeunes musiciens avec ces partitions et le hisser vers les sommets. Comme toujours, le Gustav Mahler Jugendorchester recrute les meilleurs des meilleurs jeunes musiciens européens et cette cuvée 2024 fait honneur à son rang avec des individualités de très haut vol et des interventions solistes (hautbois, clarinettes, bassons, cors, trompettes) magistrales.  On conclut donc cette journée par ce concert de haut rang, au programme original qui a particulièrement séduit le public nombreux et enthousiaste. 

Salzburg, Festival de Salzbourg, Grosses Festspielhaus et Felsenreitschule, 24 août 2024

Crédits photographiques : Marco Borrelli

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