Intégrale des Trios avec flûte de Haydn : l’exploration captivante d’un répertoire peu fréquenté
Joseph Haydn (1732-1809) : 6 Divertissements Hob IV 6 à 11 (opus 38) pour flûte, violon et violoncelle – 3 Trios Hob. XV : 15 à 17 pour flûte violoncelle et pianoforte – 4 Trios de Londres Hob. IV 1 à 4 pour deux flûtes et violoncelle – 6 arrangements de trios Hob. XI 82, 100, 103, 109, 110, 118 pour flûte, violon et violoncelle. Ensemble les curiosités esthétiques : Jean-Pierre Pinet et Valérie Balssa, flûtes ; Cyrielle Eberhardt, violon ; Cécile Verolles et Etienne Mangot, violoncelles ; Aline Zylberajch, pianoforte. 2014 , 2021 et 2022. Livret en français et en anglais. 3h23 – En Phases ENP018.
Joseph Haydn a été un compositeur particulièrement prolifique et innovant. Ce père du Classicisme Viennois tient une place considérable dans l’histoire de la musique occidentale. Il naît en 1732 à Rohrau dans la région de Vienne, à l’époque où Bach achève sa Messe en si mineur et compose à Leipzig ses grandes cantates, et que Händel produit à Londres ses opéras et oratorios les plus célèbres. Avec Mozart, Joseph Haydn deviendra dans la seconde moitié du dix-huitième siècle l’un des compositeurs les plus adulés de son temps. Il participera à une transition harmonieuse entre la période baroque déclinante et la période classique dont il est l’un des fondateurs. Ses nombreux élèves, dont Beethoven, Pleyel ou Kalkbrenner, eux-mêmes profondément ancrés dans ce classisme viennois, porteront la musique vers d’autres sphères en posant quelques décennies plus tard, les jalons du mouvement Romantique qui couvrira le dix-neuvième siècle.
Au cours de sa vie, Haydn a énormément composé et cela, dans tous les genres musicaux (symphonique, concertant, religieux, opéra, instrumental, vocal et aussi en musique de chambre). Il reprend des modèles musicaux déjà existants à l’époque baroque mais les fait évoluer tant dans leur structure que dans leur langage (en insufflant plus de légèreté). L’apparition de nouveaux instruments comme le pianoforte vont lui ouvrir de nouvelles perspectives musicales et il sera à l’origine de la constitution de nouvelles formations instrumentales comme le Quatuor à cordes ou le Trio avec piano. Avec Haydn, le sens premier du verbe composer, à savoir « former par l’assemblage, en combinant différentes parties » prend tout son sens. Il « composera » donc entre autres cent quatre symphonies, quarante-cinq trios pour piano, violon et violoncelle, soixante-huit quatuors à cordes et d’innombrables autres pièces alliant toutes les sonorités et types d’instruments alors connus en ce dix-huitième siècle.
Ce coffret consacré à l’intégrale des trios avec flûte de Haydn par « Les curiosités esthétiques » et Jean-Pierre Pinet en est un parfait exemple, en révélant toute l’inventivité et la diversité de ces pièces. La fusion harmonieuse des timbres des instruments et la fluidité d’un discours raffiné dévoilent toute la maestria et le soin que Haydn portait à ses propres compositions. Cela se constate non seulement dans ses plus grands chefs d’œuvre, mais aussi dans ces pièces qui, malgré leurs qualités évidentes et leur richesse prodigieuse, ne figurent pas parmi les plus connues de son répertoire.
Si le Pianoforte est l’instrument de prédilection de Haydn et pour lequel il laissera une littérature abondante, il joue aussi remarquablement d’autres instruments, comme le violon ou la flûte. Tout au long de sa vie, il composera régulièrement pour ces instruments.
En 1790, avec la disparition de son mécène et employeur, le Prince Nicholas I Esterhazy, Haydn part séjourner à Londres où ses compositions sont particulièrement appréciées. Ses concerts donnés à Londres en 1791 puis en 1794 remportent d’immenses succès et il trouve dans l’Angleterre une seconde patrie. La flûte est alors très populaire partout en Europe. Cet enthousiasme généralisé provient certainement de l’association de la flûte à l’idée du retour à la nature prôné par les philosophes du siècle des Lumières comme Jean-Jacques Rousseau. Joseph Haydn profitera de cet engouement pour composer (ou remanier) des œuvres dans différentes formations incluant la flûte, comme pour en souligner leur côté pastoral.
Ces pièces, d’une grande variété de ton et d’atmosphère communiquent leur bonne humeur et leur charme. Si ces pièces sont divertissantes et agréables pour l’auditeur, elles n’en sont pas pour autant mineures et demeurent extrêmement exigeantes et complexes pour les interprètes. Cela explique peut-être pourquoi, à l’époque de Haydn, certains amateurs influents ont porté des jugements critiques sur ces œuvres, les plongeant ainsi dans un injuste oubli. Haydn en a d’ailleurs consigné le fait et s’en prend tout particulièrement aux Prussiens : « Dans le style de chambre, j’ai eu le bonheur de plaire à presque toutes les nations à l’exception des berlinois…. Je m’étonne simplement de l’incapacité de ces messieurs de Berlin d’ordinaire si raisonnables, à critiquer ma musique … et me trainer plus bas que terre et tout cela sans jamais dire pourquoi. Moi, je sais très bien pourquoi, c’est parce qu’ils sont incapables de jouer certaines de mes œuvres et trop vaniteux pour prendre la peine de les étudier comme il faut ».
Les dix-neuf Trios enregistrés ici font appel à trois formations distinctes : Douze pièces pour flûte, violon et violoncelle, trois pour flûte violoncelle et pianoforte, et quatre pour deux flûtes et violoncelle.
Les six Divertimenti opus 38 (Hob. IV : 6-11) pour flûte traversière, violon et violoncelle ont été édités à Londres en 1784. Si la formation utilisée ici est la plus généralement retenue, Haydn avait aussi prévu qu’ils soient joués par deux violons et un violoncelle (le violon et la flûte ayant des tessitures similaires). Chaque Divertissement possède trois mouvements. Ils sont écrits dans un style élégant plein d’humour et de charme où Haydn exploite toute sa palette expressive, passant de la joie espiègle à la gravité en passant par la tendresse et l’introspection. Plusieurs de ces divertissements reprennent des thèmes déjà utilisés antérieurement et notamment dans son opéra « Il mondo della Luna » et dans trois (des sept) mouvements du 97ème Trio pour baryton.
Les trois Trios (Hob. XV : 15–17) pour flûte violoncelle et piano furent composés pour le Prince hongrois Nicholas I Esterházy dit « Le Magnifique » (1714 – 1790). Haydn resta à son service pendant près de trente ans (de 1761 à 1790) et à ce titre, en tant que Maître de Chapelle, il lui composera un nombre conséquent d’œuvres diverses, y compris des symphonies destinées à être jouées au Château d’Esterháza, qui disposait d’un orchestre. Si Frédéric II de Prusse était un virtuose de la flûte, le Prince Esterházy était quant à lui adepte du Baryton, un instrument cousin de la viole de gambe qui comportait six cordes frottées par un archet et, de l’autre côté du manche, un nombre variable de cordes (de sept à dix) accordées diatoniquement et qui pouvaient être jouées avec le pouce de la main gauche pour accompagner la mélodie, ces cordes supplémentaires vibrant en sympathie avec les cordes frottées afin d’en prolonger la résonnance. Cet instrument complexe et difficile de maniement était alors très à la mode. Haydn, pour satisfaire son maître composera environ cent septante-cinq pièces diverses pour Baryton dont ces trois Trios. Haydn, prévoyant que la mode du baryton n’aurait qu’un temps a réadapté ces pièces et remplacé le baryton par le violoncelle, comme dans la version présente ici. Dans ces trois œuvres pétillantes, Haydn exploite les particularités de chaque instrument où le pianoforte sert de centre d’équilibre entre les aigus virevoltants de la flûte et les chaleureuses harmonies du violoncelle. Le trio Hob. XV : 17 en fa majeur contrairement aux œuvres précédentes ne comporte pas de mouvement lent.
Les quatre Trios « de Londres » (Hob. IV 1 à 4) sont composés à Londres en 1794 pour deux flûtes et violoncelle. Là encore le nombre des mouvements est variable, le premier Trio, tout comme le troisième comportent trois mouvements. Les curiosités esthétiques ont l’excellente idée d’y ajouter une seconde version de l’Andante du premier Trio. Par contre, les Trios deux et quatre ne comportent qu’un seul mouvement, mais il est possible les autres aient été perdus. L’édition du deuxième Trio indique cependant deux mouvements (Andante, thema con variazioni et Allegro), mais en fait l’allegro final est la dernière variation du cycle. Il a dû être volontairement séparé car il sert aussi de brillante coda. En 1794, Haydn est au sommet de son art et ces œuvres, composées pendant la période londonienne sont magistrales par leur conception. En employant cette formation insolite, il obtient grâce à la fusion des deux flûtes des sonorités absolument extraordinaires soutenues par l’unique violoncelle servant de basse continue. Ces œuvres lorsqu’elles sont interprétées dans la version flûte, violon et violoncelle n’obtiennent pas le même rendu sonore (il en existe quelques rares enregistrements dont celui de Jean-Pierre Rampal, Isaac Stern et Mstislav Rostropovitch chez CBS).
Le dernier disque figurant dans ce magnifique coffret présente six Trios divers écrits pour à la même formation que les Divertimenti : Flûte traversière, violon et violoncelle. Il s’agit en fait d’œuvres composées initialement pour la formation baryton, alto et violoncelle. Haydn a largement remanié six de ses cent vingt-six trios destinés au baryton. En les arrangeant et en les transposant pour flûte, il exploite tout le potentiel expressif de celle-ci pour servir ces œuvres au charme lumineux. Si la gaité, la bonne humeur et la légèreté du propos sont omniprésents, Haydn sait cependant créer des atmosphères plus sombres et exprimer des sentiments plus mélancoliques et profonds par l’emploi de tonalités mineures, notamment dans les mouvements lents.
On ne peut que louer l’excellence des interprètes menés par Jean-Pierre Pinet. Avec ces musiques positives et bienfaisantes, ils arrivent à recréer l’intimité chaleureuse qui sied à chacune d’elles, et à communiquer toute la richesse de leurs sonorités à la fois si fusionnelles et caractérisées. Les instruments employés sont pour la plupart de magnifiques copies d’instruments anciens qui sonnent avec beaucoup de naturel et de clarté. Ces enregistrements effectués sur plusieurs années témoignent du travail approfondi (autant instrumental que musicologique) fourni par les Curiosités esthétiques pour restituer à ces œuvres délaissées tout leur éclat, et contribuer ainsi à leur redécouverte urgente.
Notes : Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 9,5 Interprétation : 10
Jean-Noël Régnier