Işıl Bengi et le feu intérieur en musique 

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La pianiste Işıl Bengi fait paraître un album intitulé “le feu intérieur”, un parcours musical personnel à travers des œuvres de Clara Schumann, Enrique Granados, Mili  Balakirev et Marko Tajčević. Crescendo Magazine s’entretient avec cette musicienne qui aime s’affranchir des frontières entre les genres et les styles. 

Votre nouvel album est titré “le feu intérieur”. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ? Comment  se traduit-il en musique ?  

Au départ, il n'y avait pas vraiment de concept, j’avais envie de faire quelque chose et je me suis mise  en action. Après avoir vécu une période assez traumatisante, je ressentais beaucoup de colère, de  déception, de désespoir, et de doutes,... C’était écrasant d'être confrontée à des situations où l'on se  sent impuissante, à l'extérieur et parfois seule...  

Dans ces moments-là, il y a heureusement une flamme intérieure qui nous pousse à continuer, à  créer, et à croire. C’est cette flamme qui m’a guidée et inspirée pour tisser le répertoire de cet album. J’ai choisi des œuvres qui contiennent des tensions et des contrastes, et ouvrent un grand espace d’expression pour toutes sortes d’émotions et de ressentis. Il y a moyen de créer des tourbillons,  des tornades, des tempêtes, des ouragans, où les moments de silence deviennent très précieux et  poussent à être entendus et écoutés… C'est un répertoire qui permet de descendre au plus profond  de soi et de réveiller une grande énergie qui peut créer ou détruire. Comme le feu lui-même : il peut  chauffer et brûler... C'est donc un choix pour chacun.  

Dans la liste des artistes représentés sur cet album, il y a Clara Schumann, Enrique Granados, Mili  Balakirev mais également le Serbe Marko Tajčević. Ce dernier est bien moins connu, comment avez-vous découvert sa musique ? 

J’ai une grande soif de découvrir tout ce qui est invisible et moins connu. J'avais découvert la  musique de Marko Tajčević sur YouTube lorsque je me baladais à écouter des œuvres de  compositeurs dont on ne parle pas beaucoup. Tajčević a surtout composé des œuvres inspirées de la musique folklorique. Mais ses Variations en do mineur pour piano sont complètement à part. Quand  je les ai entendues, je ne pouvais pas croire qu'elles n'étaient pas plus jouées. Elles ont une intensité  dramatique, et techniquement, elles sont assez exigeantes. Je voulais travailler cette œuvre et la faire entendre au plus grand nombre. 

Vos précédents albums portaient déjà des titres et proposaient des parcours à travers des œuvres  connues et moins connues. Est-il important pour vous qu’un album raconte une histoire ? 

Oui, il est essentiel pour moi qu'un album raconte une histoire. C'est tout aussi intéressant et  important de faire des albums de catalogue. En tout cas, dans mon parcours d’aujourd'hui, je veux apporter une expérience d'écoute d'un album où, du début à la fin, on est emporté, notre curiosité est  suscitée, on est parfois choqué, parfois émerveillé,.... C'est comme si nous entrions dans un monde  étrange où différents styles, ambiances, couleurs, même opposés par moments, se retrouvent ensemble, se marient et s'harmonisent.  

Dans les œuvres mises en avant par vos disques, on relève toujours les partitions de compositeurs moins connus. Qu’est-ce qui vous pousse vers ces découvertes ? Comment découvrez-vous ces  partitions ? 

En tant qu'artiste, il est essentiel pour moi de rester curieuse, de découvrir et de faire découvrir.  Chaque fois que j'écoute une sonate de Beethoven par un artiste différent, je redécouvre l'œuvre.  C'est la magie de l'art, des grands génies et des musiciens magnifiques. À côté de cela, il y a des gens  qui sont plus dans l'ombre. Parfois par choix, parfois par manque de rencontres au bon moment au bon endroit, ou parfois en étant né dans une partie du monde où il y avait moins de connexion avec  le reste... Ou simplement par le destin, si l'on croit en son existence... Dans tous les cas, j'aime partir  à la chasse aux œuvres de ces artistes, et les faire entendre. Parce que je trouve qu'il y a des perles cachées. Internet est une grande source d'information, il y a aussi les bibliothèques... Et les  discussions avec d'autres artistes,... Quand on veut trouver quelque chose, il suffit de chercher. Je le fais aussi avec la peinture, la littérature, le cinéma, le théâtre pour me nourrir. Il y a beaucoup de  richesses dans le monde, et je trouve important de sortir de sa zone de confort, et d'aller aussi à la  rencontre de ce qui est moins connu, moins confortable, moins évident,... pour s’enrichir, apprendre  et se développer. 

Est-ce que cette curiosité de répertoire vous vient d’avoir fréquenté la légendaire pianiste Idil Biret, réputée pour l’immensité sans fin de la liste des œuvres qu’elle a jouées ? 

J'ai eu la chance de rencontrer Idil Biret lorsque j'avais 12 ans et j'ai joué dans le même concert qu'elle avec deux autres jeunes pianistes. Nous avons été choisis pour participer à ce concert qui  était organisé le 23 avril, qui est célébré en Turquie comme le jour de la souveraineté nationale et de  l'enfance. C'est Atatürk qui avait proposé de donner un jour aux enfants en 1929, ensuite il a dédié ce jour aux enfants du monde entier. Au concert, il y avait aussi beaucoup d'enfants dans le public, la salle était pleine à craquer. Je garde un merveilleux souvenir de cette expérience. Cependant, lorsque j'avais 5-6 ans, on me disait "tu seras la prochaine Idil Biret", et je n’aimais pas cela, car je  voulais être moi-même. Idil Biret est une merveilleuse pianiste dotée d'une mémoire phénoménale,  et elle m'a beaucoup inspirée par son engagement et son dévouement à son art. Je n'ai pas un  répertoire aussi vaste qu'elle, elle a même enregistré les 51 exercices de Brahms ! 

Vous collaborez également au théâtre pour la pièce de théâtre “Clara Haskil - Prélude et fugue”, avec  les arts circassiens et le cinéma. Le milieu de la musique classique est souvent très cloisonné, est-il  important de sortir sa zone confort pour une jeune artiste de 2022.  

Pour moi, oui, c'est important. J'ai toujours aimé me dépasser, prendre des risques et me confronter à l'inconfort. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai quitté la Turquie à l'âge de 16 ans, seule, et que  j'ai atterri en Belgique. C'était clairement tout sauf confortable. Il y a quelques années, j'ai  commencé à faire du théâtre et à jouer dans des courts-métrages en tant que comédienne. Je me  suis vite sentie chez moi parce que j'aime le danger et le risque. C'est donc dans mon caractère, je pense, de sortir de ma zone de confort. Et puis il y a d'autres artistes qui sont excellents pour rester  dans une seule voie. Et ça aussi, c'est génial.  

Par contre, lorsque vous avez un parcours inhabituel et/ou varié, des questions étranges surgissent, "êtes-vous plus une pianiste ou une actrice maintenant ?". Ma réponse est que je suis moi  et que je fais des choses. À l'époque, les gens étaient médecins, mathématiciens, musiciens, astrologues,  philosophes, ... tout en même temps. Peut-être étaient-ils moins dispersés et moins préoccupés par  les questions de "confort" ? En tout cas, je pense qu'il n'y a pas de formule magique, le plus  important est de garder l'esprit ouvert, de connaître ses limites, d'admettre ses envies et se mettre  en action. A partir de là, je pense que tout est possible.

Işıl Bengi sera en concert à Flagey le 16 décembre à 12h30. 

Agni Kunda. Işıl Bengi, piano. 1 CD Insolite Records. 

 

 

Le site d’Işıl Bengi : www.isilbengi.com 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

Crédits photographiques : Alexander Popelier

 

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