Jakub Hrůša, défenseur du patrimoine musical
Le chef d’orchestre Jakub Hrůša est un talent que l’on s’arrache. Depuis 2016, le chef tchèque est le chef principal de l'Orchestre Symphonique de Bamberg et un invité régulier des grands orchestres. Son dernier enregistrement, consacré à la géniale Symphonie “Asraël” de Josef Suk au pupitre de l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise de Munich vient de paraître chez BR Klassik. Remy Franck, rédacteur en chef de Pizzicato et Président du jury des International Classical Music Awards, s’entretient avec ce musicien.
Vous avez reçu de belles critiques pour vos enregistrements de Brahms (Tudor) et d'autres compositeurs non tchèques, mais vous avez néanmoins développé une sensibilité particulièrement pour la musique tchèque. Que représente-t-elle pour vous ?
Pour moi, diriger la musique des compositeurs tchèques, c'est comme respirer. Cette musique est si naturelle et si belle. Parfois, comme avec la respiration, je ne remarque même plus à quel point c'est un privilège extraordinaire : être l'ambassadeur de ces précieuses créations culturelles et les comprendre dans les moindres détails. Au cours de ma carrière, j'ai essayé d'éviter d'être catalogué. Par amour et par respect pour la musique d'autres territoires, j'ai toujours fait plus de musique non tchèque que tchèque. Mais la musique de mon pays joue bien sûr le rôle le plus important, et je suis ravi de pouvoir la servir !
Et quelle est la place de Josef Suk dans votre répertoire ?
Depuis ma première rencontre avec lui -j'avais environ 15 ans lorsque j'ai entendu Asraël pour la première fois, j'habitais à Brno, ma ville, je suis amoureux de Josef Suk. Je le considère comme le plus important compositeur tchèque de la fin du romantisme, une sorte de prolongement du parcours de composition d'Antonín Dvořák. Il a été influencé par les meilleurs esprits de cette période extraordinaire de la fin du siècle. Suk, pour moi, c’est un Mahler quasi-tchèque. Non pas dans son style particulier de composition, mais dans sa capacité et son courage d'embrasser l'émotion humaine jusqu'au moindre détail et d'offrir à l'humanité entière les réflexions les plus honnêtes, des côtés les plus heureux aux plus sombres de notre psyché. Suk le fait très individuellement et personnellement : voyez le doux Conte de fées ou le tragique Asraël. Mais il se tourne toujours vers nous tous et nous offre une vision d'espoir, une catharsis. Il est étonnant qu'il le fasse sans référence particulière aux sphères religieuses classiques. Sa musique est profondément subjective mais malgré son honnêteté, elle évite le nihilisme. Ainsi, il est très différent par exemple de Chostakovitch. Et après Janáček, Suk est certainement le compositeur tchèque le plus talentueux de la première moitié du XXe siècle.
Vous avez considéré Suk comme un « Mahler quasi-tchèque ». En effet, surtout en ce qui concerne cette symphonie, cette comparaison a été formulée par d'autres musiciens et par des universitaires aussi. Tous deux plongent dans les sombres abîmes de l'âme humaine, avec des sonorités effrayantes à côté d’autres, paradisiaques. A votre avis, qu'est-ce qui distingue les deux compositeurs ?
Pour moi, Suk reflète de manière plus directe ses expériences personnelles et il est plus lyrique que Mahler. Mahler n'a jamais écrit d'opéra mais son oeuvre est très dramatique. C'est du théâtre symphonique, si l'on peut dire. Il n'y a aucune trace de cela chez Suk. Sa musique est peut-être moins variée en surface, mais elle montre encore plus directement la vulnérabilité de l'âme humaine. Plus complexe et plus dense, très intense à chaque minute, elle apparaît aussi plus sombre et plus douce. Mais tous deux étaient des maîtres absolus de la composition, des gens étonnants !
Votre enregistrement de la Symphonie Asraël avec l'Orchestre Symphonique du BR est l'un des plus passionnants que j'aie jamais entendus. Aurait-il été différent avec un orchestre tchèque ou avec l'Orchestre Symphonique de Bamberg ? Et si oui, comment ?
Il est difficile de répondre à cette question. J'ai vraiment ressenti un lien incroyable avec l’Orchestre Symphonique de la Radio bavaroise et leur compréhension de Suk était si touchante. Ils ont soigné chaque détail de cette fantastique partition et ils en sont tombés amoureux. Ils ont donné à chaque mesure une touche technique et artistique suprême. C'était tellement gratifiant pour moi... Pour moi, la musique de Suk n'est pas du tout nationaliste. Ce qui est différent avec la Philharmonie tchèque, c'est qu'ils en ont une expérience plus profonde. Avant d’aborder la première note, ils savent comment Suk sonne, ce qu'il ressent. Mais avec les meilleurs orchestres à l'étranger, surtout avec ceux qui ont une grande sensibilité culturelle et une grande ouverture d'esprit, parmi lesquels mon cher Bamberger Symphoniker ou ces phénoménaux musiciens bavarois, il n'y a aucun problème pour découvrir le meilleur de l'œuvre de Suk. Il faut du talent, du temps, de la bonne volonté et un peu de cette chance de rencontrer des esprits positifs, y compris du côté du public. Et nous avons eu tout cela, heureusement. Je suis vraiment très heureux de ce CD, si heureux qu'il existe !
Le site de Jakub Hrůša : www.jakubhrusa.com
Traduction et adaptation : Pierre-Jean Tribot pour Crescendo Magazine
Crédits photographiques : Petra Klackov
A écouter :
Josef Suk : Symphonie Asrael. Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, Jakub Hrůša. BR Klassik 900188