Rares transcriptions pianistiques de Quatuors de Beethoven : vertu et volupté

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« Kaleidoscope ». Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Quatuor à cordes n°6 Op. 18 (II. adagio ma non troppo), n°7 Op. 59 (II. allegretto vivace) [arrgmt Saint-Saëns] ; n°8 Op. 59 (III. allegretto – maggiore), n°13 Op. 130 (V. cavatina) [arrgmt Balakirev] ; n°16 Op. 135 (II. vivace, III. lento assai) [arrgmt Moussorgski] ; Thème et Variations sur le Quintette avec clarinette KV 581 de W.A. Mozart. Mari Kodama, piano. 2019. Livret en anglais. TT 56’02. Pentatone PTC5186841


Après son marathon des trente-deux Sonates mené entre 2003-2014, Mari Kodama s’attaque à un chemin de traverse à l’occasion du deux-cent-cinquantième anniversaire : quelques transcriptions issues des Streichquartette, certaines annoncées en première mondiale, et débusquées par Yukihisa Miyayama, prospecteur d’inédit. « Considérer et ressentir Beethoven à travers la perspective d’autres compositeurs » : c’est ce décentrement qui a motivé la pianiste. Laquelle avoue avec malice, dans le livret, que cette anthologie ne comporte aucun « plat de consistance » (entendez : aucun opus complet, seulement des mouvements médians, ni premier ni finale). S’agissant cependant de tels sommets de la littérature chambriste, le menu ne laissera personne sur sa faim. Et quel dessert en complément de service ! Le délicieux Aria con variazioni exfiltré du Quintette avec clarinette KV 581, que l’interprétation cisèle avec des grâces qui honorent le modèle mozartien.

Mais c’est surtout Beethoven l’inspirateur que documente ce CD. La rareté du répertoire rencontre globalement peu d’alternatives discographiques et circonscrit le jugement comparatif. Mais on peut l’évaluer à l’aune de l’idiome de celui qui assénait au violoniste Ignaz Schuppanzigh « croyez-vous que je pense à votre misérable violon lorsque la muse s'empare de moi ? » : venant d’un esprit aussi transcendant et transgressif, le substrat des œuvres nous implique quelle que soit sa parure, pour peu qu’on se hisse au génie qui y préside. L’on peut alors confirmer que, malgré le style propre à chaque arrangeur, Mari Kodama réussit à accréditer ces transmutations, reconnaissables derrière leur masque, comme si elles parlaient leur langue native. Au-delà de la virtuosité qu’on lui connaît et du précieux labeur de détail, l’interprète s’élève à la hauteur de ces enjeux. L’équilibre des plans s’avère exemplaire (elle indique être revenue mainte fois aux partitions des quatuors pour doser les dynamiques et la conduite des voix). Jamais l’impression d’une trahison, d’une maladresse, ni d’un effet superflu. Quitte à homogénéiser le ton. Et même si ça et là, face au manque à gagner, on espèrerait un surcroît d’engagement et de risque, ce que nous allons préciser.

Camille Saint-Saëns eut du flair en choisissant les trois opus prêtés à sa plume. La gracieuse déambulation de l’Adagio ma non troppo de l’Opus 18 n°6 convient particulièrement aux marteaux, peut-être mieux encore que l’original pour archets ! On se délecte des gargouillis de sextolets de la mesure 57 (5’11).

Pour l’Allegretto vivace de l’Opus 59 n°1, le tracé rythmique en si bémol raclé au violoncelle trépigne tout à sa guise par le staccato du double-échappement ; le chant espiègle du violon se façonne très spontanément sous les doigts. La structure sui generis, une des plus expérimentales du Maître de Bonn, trouve un nouveau terrain d’expression, resserré dans le timbre du clavier qui, mieux que les cordes, densifie la volatilité de ce fantasque coffret à onguents. Et ses parfums si travaillés ! Dès 1859, le musicologue allemand Adolph Bernhard Marx y recensait une dizaine d’humeurs différentes (L. van B. : Leben und Schaffen). À l’appui du titre de l’album, le livret aurait pu citer les analyses de Joseph Kerman, qui évoquent les digressions harmoniques et le « contrepoint kaléidoscopique » de l’épisode Scherzando II.

Sans s’en expliquer, Mari Kodama a délaissé l’autre pièce abordée par Saint-Saëns (le finale du troisième « Razoumovski ») : dommage car ce finale dure moins de sept minutes et aurait aisément pu figurer sur ce programme limité à cinquante-six !

Mais elle a retenu l’Allegretto-maggiore de l’Opus 59 n°2, traité par Mili Balakirev. Bien plus pugnace, l’impétueuse prestidigitation de Nicholas Walker chez le label Grand Piano (volume 5 de son intégrale consacrée à l’auteur de Tamara) insiste sur le galop heurté. Mari Kodama reste prudente et régulière, valorisant plutôt l’évidence mélodique, ses relents de nostalgie, sa résilience. Le trio central (2’24-4’16) où s’intègre le tema russo, est un peu freiné (blanche pointée à 45, vs 60 pour son confrère anglais, mieux fidèle aux indications métronomiques).

La Cavatina du Quatuor n°13, une des pages les plus émouvantes du corpus, doit éveiller lyrisme et pudeur. Walker suscite la vocalité par une palette lumineuse, un tactus agile et creusé, alors que Mari Kodama reste alentie et discrète, comme pour ne pas troubler des émois gardés secrets. Par analogie de genre, le Britannique tiendrait de la Romance, la Japonaise du Nocturne, aux teintes assourdies, palustres, qui endeuillent la section centrale en ut bémol (4’06) ; un voile chenu, presque un suaire, pâlit cette litanie -les triolets installent une chapelle au clair de lune, temple de prières contrites. En tout cas, le toucher semble bien plus riche et nuancé que celui d’Alexander Paley dans son intégrale Balakirev captée par Brilliant. Le présent enregistrement va chercher l’émotion dans la profondeur du clavier et de l’âme. D’autant que les micros de Pentatone flattent la rondeur, dans une perspective opulente et intimiste. 

C’est en 1859 que Modeste Moussorgski s’occupa du Quatuor n°16. Le Vivace s’apparente à un air de chasse dévergondé dont la frénésie (« un mécanisme détraqué » selon André Boucourechliev) s’alimente par les réparties d’archets -or leur spatialisation nous fait défaut dans la transcription. Le trio en la majeur, une cavalcade ostinato à l’unisson pendant que s’envole le premier violon (1’54-2’24), s’incarne trop univoquement dans la main gauche. Surtout que la pianiste maintient son contrôle là où on souhaiterait de l’abandon. Elle tire ce qu’elle veut du texte, mais dans les bornes du tempérament qu’elle s’accorde. Hélas, car s’il existe une page où l’on doit « se lâcher », c’est bien celle-ci. 

En revanche, le Lento assai cantante s’ajuste idéalement à l’artiste nipponne, taillé pour sa vertu mieux qu’on ne saurait l’écrire. Sur son instrument aux timbres pourtant charnus, pondérant le grave et le bas-medium, ce parcours parvient à se dénuder par l’ascèse. L’impalpable cheminement du Süßer Ruhegesang, Friedensgesang, qu’elle balise, qu’elle sustend avec une humilité, une sérénité absolues, nous entraînerait dans le sillon emprunté à La Jeune Parque de Paul Valéry : « Et dans l’ardente paix des songes naturels, Tous ces pas infinis me semblaient éternels ».

Son : 9 - Livret : 9 - Répertoire : 9 - Interprétation : 8

Christophe Steyne

 

 

 

 

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