Jean-Paul Dessy et le Quatuor Tana : « Etre joué, être bien joué… »

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Les pièces au programme de ce soir convoquent deux époques, dans une mixité susceptible d’ouvrir un public à l’autre (et vice-versa), initiative bienvenue (et payante, la salle est comble) qui me met toutefois en porte-à-faux, moi qui ai si peu à ajouter sur tout ce qui a déjà été dit ou écrit à propos de l’œuvre du compositeur emblématique de la musique romantique allemande (musique qui n’est, par ailleurs et nonobstant ses qualités, pas ma tasse de thé) : du viennois Franz Schubert, que ses amis surnomment « Schwammerl » (le « petit champignon ») en raison de sa taille réduite et de sa chevelure bouclée et massive (le chapeau mycologique), réservé mais baignant son inspiration de ses émotions (au premier rang desquelles, le tourment, la douleur, la mélancolie), piètre pédagogue mais compositeur sur-actif/efficace (il meurt brutalement à 31 ans en laissant plus de 1000 œuvres achevées), le Quintette à cordes en ut majeur, écrit lors de son dernier été, est vu comme le pic, l’aboutissement de sa musique de chambre.

De pic(s), il en est aussi question dans le Quintette à deux violoncelles de Jean-Paul Dessy, titré Orée Oraison Hors-Raison (on connaît son goût de la langue et de l’euphonie) : de grandes vagues successives, d’un engrenage d’élans toniques, surgit la trouvaille sonore, se construit un chemin où les violoncelles se complètent, contribuent comme un couple du 21ème siècle aux tâches familiales, gravissent la pente (les pentes, il y en a plus d’une) qui mène au climax où tout se tait à l’explosion, sorte de phase inverse de l’éruption volcanique – pour celle-ci, c’est au jaillissement de la lave que débute le beau, alors que pour la musique du compositeur hutois, c’est l’apaisement qui lui donne son nom et en marque la frontière, telle une invitation à s’arrêter, se retourner et le contempler.

Alors même que l’écriture des trois pièces de l’avant-entracte s’étale sur un quart de siècle, ce processus par lames d’énergie revient et forme, pour Antoine Maisonhaute du Quatuor Tana, une marque idiosyncrasique, une signature sous-jacente : le Quatuor N°1 (Tuo Qua Tuor) est la première commande de l’ensemble, partition créée en 2008 aux Rencontres musicales ProQuartet en Seine-et-Marne, point de départ d’un travail dans un répertoire contemporain ; elle est aussi celle qu’il a le plus jouée, implantée maintenant sous la peau au bout des doigts des quatre musiciens, dans ses passages techniquement difficiles comme dans ceux où violons et alto dressent l’oreille à l’écoute du violoncelle – et nous de notre espace vital.

Peut-être certains l’ont-ils entendu le 20 novembre à La Tricoterie (Bruxelles), ce n’est pas mon cas ; le Quatuor N°2 (A Quarter Quartet), lors duquel les musiciens prennent un plaisir attentif, guettant sans cesse la possible rupture, rendant à nos sens les indices mélodiques qu’il nous faut saisir, cache-cache sonore où se chamaillent l’art de celui qui écrit et l’art de ceux qui interprètent – qui donnent le sens –, est une porte entrouverte sur les rouages d’une âme qui délaisse les mots pour une expression plus accomplie – comme on aperçoit subrepticement la dentellière à l’ouvrage, le cal au bout de l’index, les yeux plus fatigués que l’expérience compense. Et toujours ces ascensions de lumières, qui montent et percent nos paupières – et alimentent l’imaginaire : ici les étirements félins, dans le précédent les images de sous-bois, pour le quintette les accointances sous-marines.

Etre joué, être bien joué…

Arsonic, Mons, le 16 janvier 2025

Bernard Vincken

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