Nicolas Achten, sur les traces de la famille Caccini
L'enregistrement Il Concerto Caccini, de notre compatriote Nicolas Achten et de son ensemble Scherzi Musicali, pour le label belge Ricercar nous mène sur les traces musicales de la famille Caccini. Giulio Caccini, bien sûr mais aussi ses filles Francesca et Settimia. Cet album remporte le prix “musique ancienne” des International Classical Music Awards 2025. Crescendo Magazine est heureux de s’entretenir avec l’un des plus brillants représentants de la scène belge actuelle.
Giulio Caccini n’est pas la figure la plus connue de son temps. Qu’est-ce qui vous a amené à lui consacrer ce double disque ?
C’est pourtant l’une des plus importantes… Comme beaucoup de chanteurs, j’ai découvert Giulio Caccini par son Amarilli, mia bella que l'on trouve dans un des volumes des Arie Antiche. Je devais avoir 12 ans et ça a été un réel coup de foudre. Je me suis intéressé à son œuvre, découvert ses Nuove Musiche, son Euridice (que nous avons d’ailleurs enregistré en 2008)… La musique de Caccini accompagne mon parcours de musicien et celui de l’ensemble depuis ses débuts. J’ai également entrepris un certain nombre de recherches autour de l’univers florentin autour de 1600, en étant l’une des figures de proue, Caccini se rappelle à moi avec une certaine récurrence.
Quelles sont ses particularités stylistiques ? Comment s’intègre-t-il dans la musique de son époque ?
Caccini a joué un rôle déterminant dans la naissance du madrigal soliste à voix seule et basse continue. Il est membre de la Camerata Bardi qui à dans le dernier quart du dix-septième siècle, regroupe les principaux humanistes de Florence. Cette Camerata va, inspirée par les pratiques de l’antiquité, va rendre au texte sa primauté sur la musique, et tant le chant que son accompagnement seront au service de l’expression des paroles. La musique de Caccini cherche au mieux à répondre à ces idéaux : une musique à voix seule dans laquelle la ligne vocale cherche à épouser la déclamation et les inflexions rhétoriques du texte, tant sur le plan rythmique que de la hauteur des notes. L’ornementation prend également une place importante (la vanité des chanteurs virtuoses de l’époque ?), mais cette ornementation est aussi toujours au service du texte : elle doit se limiter à sublimer l’émotion d’un mot et se limiter à la syllabe qui en est l’accent tonique. Il a écrit des madrigaux d’une part, généralement très acrobatiques, et des “canzonette a ballo” (“chanson à danser”) et Caccini détaille assez bien ce cheminement dans ses préfaces que l’on peut considérer comme le premier traité de chant des temps modernes. Il est assez rare pour nous, musiciens, d’avoir autant d’instructions en ligne directe de la part d’un compositeur de l’époque. Aborder sa musique à la lumière de ses instructions est donc extrêmement inspirant.
Ce double disque fait aussi entendre des œuvres de ses deux filles, Francesca et Settimia car, chez les Caccini, la musique se pratiquait en famille. Pouvez-vous nous parler de ces personnalités ?
Giulio Caccini était réputé pour ses talents de pédagogue. Il a été le maître d’importants artistes de l’époque. Je pense à Francesco Rasi, rôle-titre de l’Orfeo de Monteverdi ou à Caterina Martinelli, qui, si elle n’était pas décédée à l’âge de 18 ans, aurait dû créer le rôle-titre de son Arianna. Et c’est d'ailleurs Monteverdi qui l’a aiguillée vers Caccini. Mais, bien entendu, Giulio a enseigné son art à ses filles et à son fils, et avec son épouse, ils ont formé le Concerto Caccini qui ira jusqu’à se produire à la cour de France sur l'invitation de Marie de Médicis. Francesca a particulièrement fait sensation, et le roi Henri IV a tenté, en vain, de la garder à son service. Tant Francesca que Settimia se sont imposées comme dignes héritières de leur père. Elles ont parcouru une bonne partie des villes d’Italie, et toutes deux percevaient de belles rémunérations. Settimia fut même à son époque la chanteuse la mieux payée de toute la péninsule italienne, mais son caractère visiblement bien trempé l’a mise en conflit plus d’une fois avec ses employeurs. Les deux sœurs se sont aussi illustrées comme de brillantes compositrices (Florence avait visiblement plus d’ouverture d’esprit sur le rôle des femmes en scène et à la plume qu’ailleurs). Francesca a publié un opéra (le premier écrit par une femme) et un recueil de madrigaux et airs sacrés. De Settimia, une dizaine de madrigaux nous sont parvenus sous forme manuscrite. La musique de l’une comme de l’autre vaut le détour, et on sent des personnalités fortes qui se distinguent par beaucoup d’inventivité de se sensibilité.
L’une des lignes de force de cet enregistrement est de montrer l’évolution d’un instrumentarium de basse continue autour de 1600 et vous avez ainsi réuni une trentaine d'instruments. Comment avez-vous sélectionné ces instruments ? Comment parvenez-vous à faire entendre au disque ces évolutions ?
La naissance du nouveau style va créer de nouveaux besoins : soutenir la voix par des instruments qui peuvent résumer l’accompagnement polyphonique que le compositeur ne devra plus écrire explicitement. Il s’agit bien entendu de la basse continue. Les instruments devaient optimiser leur efficacité acoustique et leur ambitus vers le grave. Une première génération d’instruments de basse continue voit donc le jour avec les instruments qui existaient à l’époque : luths, harpe double, clavecin et orgue, etc. Il y a toutefois deux inventions majeures liées à l’accompagnement du chant : le chitarrone ou tiorba (un très grand luth contrebasse que l’on essaye d’accorder le plus haut possible pour combiner la brillance des cordes fines avec une caisse de résonance très ample ; il n’y a à l’époque pas encore de second manche pour les basses), et le lirone (grosse viole de gambe à plus ou moins 13 cordes, dont le chevalet aplati permet de jouer des accords). Durant la première décennie du XVIIe siècle, une seconde génération d’instruments va les faire évoluer vers les versions que l'on connaît aujourd’hui : le théorbe avec la prolongation du manche pour des basses qui peuvent atteindre 1m80, la harpe triple, bien plus grande, sonore et résonnante. Chacun de nos deux disques présente une déclinaison différente des effectifs de basse continue. L’aventure a été passionnante pour nous, et revivre ces évolutions sous nos doigts nous a été extrêmement inspirant. Pour les curieux, nous avons développé une page web dédiée au disque : chaque instrument y est présenté un à un (photo, dimensions, cordes à vide, etc.), et il est possible d’y entendre la même phrase musicale jouée par chaque instrument séparément.
Fondé il y a 15 ans, Scherzi Musicali, votre ensemble, s’est rapidement imposé comme l’un des ensembles belges majeurs. Chacun de ses projets et chacun de ses enregistrements sont des références. Quel bilan tirez-vous de ce formidable parcours ?
J’ai eu énormément de chance. J’ai souvent débarqué avec des projets invendables, avec de la musique qui n’intéresse a priori pas grand monde, et avec une dimension de recherche musicologique un peu intégriste qui ne facilite pas toujours les choses. Mais des idéalistes comme Jérôme Lejeune (Ricercar/Outhere) ou Manuel Couvreur et l’équipe de Musique en Wallonie m’ont fait confiance. Même topo du côté des organisateurs qui prennent des risques en termes de répertoire mais remplissent leur salle, par exemple avec du Joseph-Hector Fiocco (même à l’étranger !). J’ai toujours accordé beaucoup d’importance à valoriser les artistes de chez nous, tant au niveau du répertoire qu’au niveau des interprètes. Ayant également la chance d’enseigner (et d’aimer ça), je peux régulièrement intégrer d’anciens étudiants dans l’équipe, et construire avec eux une collaboration sur le long terme. Je suis d’ailleurs extrêmement reconnaissant de la confiance qu’a mon équipe dans l’exploration du répertoire et dans la démarche de recherche.
A écouter :

Il Concerto Caccini
Strozzi – Caccini – Philips – de Cavalieri – Anonymous
Scherzi Musicali, Nicolas Achten
Ricercar RIC 463
Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Jesse Willems
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