Jonas Vitaud : un panorama personnalisé du piano d’Antonín Dvořák

par

Vers un monde nouveau. Antonín Dvořák (1841-1904) : Suite op. 98 ; Silhouettes op. 8 ; Mazurkas op. 56 ; Humoresques op. 101 ; Impressions poétiques op. 85. Jonas Vitaud, piano. 2023. Notice en français et en anglais. 61’. Mirare MIR666.

La musique de Dvořák pour le piano n’est pas celle que l’on privilégierait a priori dans son catalogue. Sa production dans ce domaine est assez tardive : il aborde seulement l’instrument vers l’âge de 35 ans (son concerto, moins fréquenté que bien d’autres, date de 1876). On aurait pourtant tort de négliger ce répertoire que le Tchèque va dès lors alimenter de façon régulière, mais, la plupart du temps, sous la forme de pages au format réduit, d’une grande spontanéité et d’une finesse expressive et poétique, avec un charme que d’aucuns trouveront parfois désuet, mais qui parle au cœur. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter deux intégrales parues chez Supraphon.  signées par Radoslav Kvapil, entre 1967 et 1970, puis, récemment, par Ivo Kahánek (2021), ou encore l’album racé consacré par Leif Ove Andsnes en 2022 (Sony) aux Impressions poétiques op. 85. Tout un univers se découvre alors, celui de trésors insoupçonnés, selon les mots de Jonas Vintaud. Le choix de ce dernier pour l’élaboration du présent album a été guidé par cette  musique qui, dit-il,  porte en elle (un) humanisme profond.

Formé au CNSM de Paris par Brigitte Engerer, Jean Koerner et Christian Ivaldi, Jonas Vintaud (°1980) compte à son actif plusieurs albums, dont, déjà pour Mirare, un programme Beethoven, que nous avons recensé le 13 août 2021. Pour le présent panorama Dvořák , il a choisi des pages qui s’inscrivent entre 1879 et 1894, la Suite op. 98, qui ouvre le récital, datant de mars de la dernière année précisée, pendant la période américaine du compositeur, dont la Symphonie du Nouveau Monde a été créée à New York en décembre 1893. Cette proximité temporelle explique en quelque sorte l’intitulé de l’album de Vitaud, qui précise que quand il a choisi le titre de sa Neuvième, le compositeur voyait aussi la nécessité d’un progrès social et humain et espérait aussi ce nouveau monde-là

La Suite op. 98, en cinq mouvements, que le compositeur orchestrera, est une partition qui combine des éléments nord-américains et slaves, entre moments de joie et de mélancolie. Les premiers sont manifestes dans l’Allegretto, troisième partie de cette suite, qui fait référence à la nostalgie du pays natal dans le Molto vivace  qui précède. L’ensemble oscille entre sensations d’esquisses, rêveries et émotions diverses, dont le plaisir n’est pas absent. Jonas Vitaud creuse la matière sonore, aidé en cela par le piano Stephen Paulello de cent deux touches, qui nous éloigne de la verdeur rustique d’un Kvapil, qui proposait, globalement, un tempo plus allègre. 

Cette suite est la seule partition intégrale du programme. Le reste consiste en morceaux choisis dans quatre opus différents. D’abord quatre Silhouettes op. 8, sur les douze de ce recueil de 1879 ; elles empruntent des thèmes à des pages de jeunesse (la Symphonie n° 2 dans l’Allegro moderato). Vitaud a choisi les meilleures pièces d’un ensemble un peu inégal, dont la fraîcheur n’est pas en cause. Deux Mazurkas tirées des six de l’opus 56 (1880) offrent ensuite des airs de danses aux racines populaires, qui chantent aussi bien la nostalgie que l’espérance, avec une délicatesse bien rendue par Vitaud.

Trois Humoresques op. 101, extraites d’une série de huit, datent de 1894. Ces miniatures de la période américaine sont des plus réussies, la quatrième (Poco andante) dévoile son charme, alors que la plus connue septième (poco lento e grazioso), touchante,  et la huitième (un autre Poco andante) distillent leur élégance. Jonas Vitaud clôture son panorama personnalisé par les trois premières des treize Impressions poétiques op. 85  de 1889. Chacune porte un titre. En cheminant dans la nuit est un nocturne aux accents fantasques ; Badinage apparaît, avec ses échos schumaniens, tel que son intitulé léger le suggère. Au vieux château, dont la notice bien documentée de Maud Caillat, elle-même pianiste, souligne l’influence de Grieg, propose un contraste entre deux thèmes, archaïque, puis narratif et mystérieux. Le choix global du parcours se révèle cohérent.

Ce bel album dédié au piano de Dvořák est servi avec classe par Jonas Vitaud, qui en souligne toute la portée poétique et la met en valeur de façon séduisante. L’interprète explique que la sonorité cuivrée et riche  de son piano Paulello lui a semblé convenir, citant, plus précisément, la fragilité du timbre dans les nuances piano et, plus spécifiquement, pour la 5e Mazurka, l’une des pièces qu’il privilégie, son mélange de joie, de mélancolie et de tendresse. Un résumé en adéquation avec cette vision assumée, quelque peu en contraste avec les interprétations tchèques citées, plus « couleur locale », mais le charme est indéniable et bien présent dans l’album du pianiste français.

Son : 9    Notice : 10    Répertoire : 9    Interprétation : 9

Jean Lacroix

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.