Le Retour du fils perdu, un oratorio passionnant de Feliks Nowowiejski 

par

Feliks Nowowiejski (1877-1946) : Die Heimkehr des Verlorenen Sohnes, oratorio pour voix solistes, chœur, orchestre et orgue op. 3. Agnieszka Rehlis, mezzo-soprano ; Arnold Rutkowski, ténor ; Lukasz Konieczny, basse ; Marek Pawelek, orgue ; Chœurs de la Philharmonie Karol Szymanowski de Cracovie ; Orchestre Philharmonique Feliks Nowowiejski Warmie-Mazurie d’Olsztyn, direction Piotr Sulkowski. 2020/21. Notice en polonais et en anglais. 64.06. Dux 1693.

La voïvodie de Warmie-Mazurie, appelée le pays des mille lacs, est située au nord-est de la Pologne. Elle était au XIXe siècle un district de la Prusse orientale, fit partie de l’Empire allemand et connut une histoire douloureuse jusque sous l’ère nazie, marquée par l’obligation absolue de parler la langue allemande. Après la Seconde Guerre mondiale, la région est redevenue terre polonaise. Originaire de Wartembork, aujourd’hui Barczewo, ville du comté d’Olzstyn, Feliks Nowowiejski, dont le père était tailleur, est bercé dans son enfance par les mélodies populaires et religieuses chantées par ses parents. Il montre des dons précoces et multiples pour le piano, le violon, l’orgue, le cor et le violoncelle, et commence à composer. 

C’est à Berlin, dans plusieurs institutions, qu’il se perfectionne ; parmi ses professeurs, on citera l’organiste Otto Dienel (1839-1905), un connaisseur de Bach, et surtout Max Bruch, qui le soutiendra toujours. Nowowiejski est à deux reprises lauréat du Prix Meyerbeer, en 1902 pour Le Retour du fils perdu (Die Heimkehr des Verlorenen Sohnes), puis en 1904 pour une symphonie. Le montant des récompenses lui permet de voyager en Europe, y compris à Bruxelles, et de rencontrer Mahler, Saint-Saëns ou Dvořak, dont il reçoit des conseils. Il se fait connaître au niveau international en composant en 1909 l’oratorio Quo vadis ?, inspiré du roman du Polonais Henryk Sienkiewicz (1846-1916), Prix Nobel de littérature en 1905. L’œuvre sera jouée un nombre incalculable de fois, en Europe et aux Etats-Unis. Au début du XXe siècle, le compositeur est actif à Berlin, où il fréquente les émigrants polonais, ce qui, malgré sa culture allemande, va lui faire prendre conscience de son identité nationale au point de se considérer comme Polonais à part entière. 

Le reste de sa carrière le verra directeur de la Société de Musique de Cracovie où il est organisateur de concerts et se produit comme organiste et chef d’orchestre. Malgré l’offre qui lui est faite par Max Reger, après la Première Guerre mondiale, d’un poste à Leipzig, il choisit Poznań, où il va s’installer. Il y enseigne, fait la promotion des œuvres de Ravel, Roussel, Florent Schmitt ou Strawinsky, alors inconnus dans son pays, et joue les partitions de ses compatriotes polonais. Il donne des concerts d’orgue et dirige à Rome, à Londres ou à Paris. A son décès, Il laisse un abondant répertoire : opéras, ballets, cinq symphonies, dont une perdue, poèmes symphoniques, oratorios, musique chorale et mélodies, musique sacrée (motets, hymnes, psaumes), beaucoup d’œuvres patriotiques, pages pour le piano et, part importante de sa production, un impressionnant corpus pour orgue, dont neuf messes et quatre concertos.

S’il est peu connu chez nous, Feliks Nowowiejski est considéré en Pologne comme un compositeur majeur. Il a été bien servi par le disque, en particulier par le label Dux qui lui a consacré plusieurs albums. Son grandiose oratorio Quo vadis ? a fait l’objet d’une gravure par la Philharmonie d’Olsztyn menée par Piotr Sulkowski (Dux, 2017, avec Alexandra Kurzak), et d’une autre par la Philharmonie de Poznań dirigée par Lukasz Borowicz (CPO, 2017). Le détour en vaut vraiment la peine. Par contre, Le Retour du fil perdu, proposé aujourd’hui par Dux, est le premier enregistrement complet de la version originale en langue allemande. Le compositeur n’entendit jamais son oratorio dans son entièreté, la première prévue en 1914 étant annulée à cause de la guerre. Il a fallu attendre 80 ans pour qu’une traduction polonaise en soit donnée à Olsztyn, en 1993, sous la direction de Piotr Borkowski. 

Le Retour du fils perdu s’inspire de l’épisode bien connu du Nouveau Testament, mais s’écarte de l’original, comme Claude Debussy l’avait fait pour sa cantate de 1884, L’enfant prodigue. Le personnage du second fils disparaît et est remplacé par celui de la mère du repentant. C’est elle qui convaincra son époux, d’abord réticent, d’accueillir le fils retrouvé. La partition, pour trois voix solistes, orgue, chœur et orchestre, est divisée en quatre parties. Elle s’inscrit tout à fait dans la ligne du romantisme allemand, celle de Brahms et surtout de Max Bruch, le protecteur du compositeur, et de ses oratorios Odysseus (1871/74) et Moïse (1893/94). L’orchestration est brillante et imaginative, enrichie de percussions, y compris cloches et célesta, avec un orgue qui s’insère avec panache dans un univers souvent fastueux. 

L’ouverture, purement orchestrale, s’étale sur treize minutes, est grandiose et fait inévitablement penser aux prologues wagnériens, comme celui de Lohengrin. Les leitmotivs que l’on retrouvera dans les trois parties suivantes apparaissent avec beaucoup d’intelligence. Nowowiejski, alors âgé de 25 ans, manie déjà l’orchestre avec art, accordant aux cordes, aux bassons, aux cuivres et à l’orgue une dimension éclatante qui se charge souvent d’émotion et d’expressivité. Cette page pourrait à elle seule faire le bonheur de maintes affiches de concert. Les trois parties qui suivent portent chacune un titre : Le Fils, La Mère, Le Père. Dans la première, le jeune homme se repent, à travers un récitatif soutenu par les violoncelles, suivi d’un dialogue émouvant entre un hautbois et un violoncelle. Si l’atmosphère est parfois feutrée, la voix du ténor (Arnold Rutkowski, remarquable) est à la fois vaillante et humble, avec un air dans lequel il clame sa faute avec une douleur qui n’est pas feinte. Ces sept minutes sont très prenantes.

Les deux parties suivantes vont créer une véritable interaction dramatique entre les personnages, un peu comme à l’opéra. La Mère fait dialoguer la lumineuse mezzo Agnieszka Rehlis avec son fils, pour lequel elle éprouve un amour inconditionnel, avec de grands élans affectifs soutenus par un orchestre où un tapis de cordes généreuses soutient son bonheur des retrouvailles comme sa volonté de convaincre son mari d’accepter le fils prodigue. On suit ces douze minutes avec un vif intérêt car Nowowiejski manie l’art vocal et le fini orchestral avec une vraie subtilité. La plus longue partie, celle du Père (une demi-heure) atteint des sommets d’intensité, le compositeur amenant peu à peu chaque protagoniste vers une réconciliation familiale complète en interaction, que les chœurs et un orgue éperdu vont souligner avec force dans un vaste final exalté. La basse Lukasz Konieczny est parfaite dans le rôle du père qui transforme peu à peu son cœur meurtri et en colère en un geste d’accueil et d’amour pour le repenti. 

L’interprétation globale de ce superbe oratorio est à la mesure de l’inspiration, certes traditionnelle, mais si porteuse de signification, de Nowowiejski. Les solistes, nous l’avons dit, sont parfaits. L’introduction de l’orgue majestueux, tenu par Marek Pawelek, est révélatrice de l’importance que prendra l’instrument dans la future production du créateur. Les chœurs de Cracovie et l’orchestre de la région d’où était originaire le compositeur sont à la hauteur de l’enjeu : nobles, passionnés, engagés. Piotr Sulkowski, déjà maître d’œuvre du Quo vadis ? pour le même label, apporte la confirmation qu’il aime et comprend cette musique qu’il dirige avec générosité. 

Du beau travail collectif, terni quelque peu à la fin de l’enregistrement par une prise de son qui n’est pas tout à fait maîtrisée dans les grands ensembles, alors qu’elle sert les interventions solistes avec clarté. Mais ce ne sont là que de minimes réserves face à cette découverte d’une remarquable partition, gravée à Olsztyn en deux sessions, l’une en septembre 2020, l’autre en juin 2021. A signaler l’élégant emboîtage du CD, accompagné d’une copieuse documentation dont nous nous sommes inspiré, mais le tout aurait atteint la perfection si le texte de l’oratorio y avait été joint.     

Son : 8,5  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix



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