Le Winterreise de Schubert/Zender par le Ballet de Zürich :  une sombre plongée dans l’âme humaine

par

Franz Schubert (1797-1828) / Hans Zender (1936-2019) : Winterreise, pour ténor et petit orchestre. Mauro Peter, ténor ; Ballet de Zürich ; Philharmonia Zürich, direction Benjamin Schneider. 2021. Notice en allemand et en anglais. 95.20. Un DVD Accentus ACC20545. Aussi disponible en Blu Ray.

A Francfort, en 1993, le compositeur Hans Zender proposait une « relecture » pour ténor et petit orchestre d’une des partitions les plus emblématiques de Schubert, le Winterreise. Zender s’était déjà penché sur des œuvres de prédécesseurs : Dialog mit Haydn (1982), 5 Préludes de Debussy (1991), Schumann-Fantasie (1997), les Variations Diabelli de Beethoven (2011), et, première approche de Schubert, les Chöre en 1986. Pour son Winterreise revisité, Zender utilise un ensemble d’une vingtaine de musiciens avec des instruments en nombre limité : deux violons, deux altos, un violoncelle, une contrebasse, deux hautbois, deux flûtes, deux clarinettes, deux bassons, mais aussi une harpe, un harmonica, un accordéon ou une guitare, une machine à vent et des percussionnistes. L’amplification du sobre matériel de base, voix et piano, crée une sensation d’envoûtement, dans un contexte dramatique intense et puissant, avec des éléments de bruitage, des accélérations ou des ralentissements de tempo, des couleurs proches de l’angoisse et de la noirceur, le cadre expressionniste s’ouvrant sur un univers insolite. Face à cette démarche, on peut s’enthousiasmer (c’est notre cas) ou avoir une attitude de méfiance ou de rejet face à l’exacerbation des contrastes. On ne peut toutefois nier la présence émotionnelle qui étreint le cœur, ni la sensation d’être entraîné malgré soi dans un monde déstructuré, dont la violence n’est pas absente. Les textes de Wilhelm Müller sont bien là, avec leur force prodigieuse et leur impact charnel, mais Zender leur ajoute un regard contemporain qui se situe dans la ligne de la vie intellectuelle de notre temps, avec des moyens expressifs qui font choc.

Des schubertiens comme Mark Padmore, avec Sir Simon Rattle à New York ou avec Douglas Boyd à Paris, ou Ian Bostridge au Barbican Center à Londres, s’en sont emparés. A la fin des années 1990, Christoph Prégardien en a gravé une version impressionnante avec le Klangforum Wien mené par Sylvain Cambreling (Kairos). Son fils Julian a pris le relais sous la forme d’un enregistrement public, à Saarbrücken en janvier 2016, avec la Deutsche Radio Philharmonie sous la baguette de Robert Reimer (Alpha, 2018). Un document hallucinant, dans lequel l’engagement vocal est proche de l’hébétude. De quoi être remué et interpellé au plus profond de l’âme… 

Cette « interprétation composée », comme Zender l’a nommée lui-même, appelait une chorégraphie. Pour le ballet de Zürich, elle a été tentée par son directeur, Christian Spuck (°1969). Originaire de Marburg, ce dernier est diplômé de l’école de danse de John Crancko à Stuttgart. En 1993, il est en Belgique où il va se produire avec la Needcompany de Jan Lauwers, puis chez Rosas avec Anne Teresa De Keersmaker. De retour à Stuttgart, il joint bientôt la chorégraphie à la pratique de la danse. Il est appelé à Zürich en 2013, dont il assure depuis lors les destinées, mettant ainsi sa sensibilité artistique au service de partitions musicales. On se souviendra notamment de son troublant Casse-noisette de 2018, déjà proposé en DVD par Accentus. L’une des forces de Christian Spuck est de laisser la bride à son imagination et de proposer des lectures modernes qui font sens.

Dans le cas de ce Winterreise, la tâche n’était pas aisée en raison du contexte symbolique et de la part d’intimité nichée au cœur du cycle vocal. Car si Schubert est bien présent, l’hommage rendu par l’apport musical de Zender fait entrer l’imaginaire dans le monde des images dévastatrices. Le choix opéré par le chorégraphe se situe dans cette ligne qui relève tout autant de la conceptualisation que de l’émotion bouleversée. Avec tous les risques que cela peut entraîner, en termes de nécessaire distanciation, voire d’abstraction. Le décor y participe, avec son espace clos fait de murs gris sombre qui suscitent une sensation d’enfermement, et des néons indifférents au plafond. On peut comparer ce dépouillement à celui de l’âme humaine aux prises avec les différents aspects abordés : de l’amour à la solitude, de la mélancolie au désir, des larmes à l’abandon… sans compter ce que le spectateur ressent intérieurement grâce à la danse, au chant et à la musique. 

Solos, pas de deux et ensembles, dans une optique contemporaine mais aussi classique, traversent les vingt-quatre étapes du cycle, avec des alignements, des déplacements et des mouvements en sens divers, des effets de masse parfois répétitifs, souvent stéréotypés, ainsi que des accessoires : une danseuse dont les yeux sont masqués, des jets de pétales de fleurs ou de flocons de neige, des fagots de bois portés sur le dos, la présence de corbeaux qui sont autant complices que menaçants… Dans cet univers fatalement déprimant, le noir domine au niveau des costumes d’Emma Ryott ; il y a des espaces de respiration colorée qui, lorsqu’ils apparaissent, même de façon prolongée, atténuent à peine l’impression globale de désolation. Une trappe qui s’ouvre en milieu de scène permet des effets de montée et de descente que l’on peut comparer aux hésitations de la conscience humaine. La nudité du décor se complète en fin de parcours par celle, partielle et chaste, des corps. Le collectif amène l’illusion de l’espoir, mais l’éphémérité et le sentiment d’inachevé dominent.  

Que devient le chanteur dans tout cela ? S’il apparaît fugacement au début et à la fin de l’action, il est la plupart du temps dans la fosse ; il monte sur scène au moment de l’Einsamkeit, mais semble subir encore plus sa solitude, qu’il va assumer près de l’orchestre. En fait, les paroles de Wilhelm Müller définissent l’atmosphère, elles y participent fondamentalement, mais le protagoniste, pourtant essentiel, qu’est le chanteur cède la place à la vérité de la danse. Le ténor suisse Mauro Peter (°1987) est un habitué des cycles de lieder de Schubert ; il détaille ce Winterreise dans un style clair, décanté et avec une présence vocale engagée. Ce qui convient très bien à la démonstration orchestrale du Philharmonia Zürich qui, mené par Benjamin Schneider, souligne les aspérités et l’âpreté de l’orchestration de Zender. 

On n’atteint pas, sur le plan instrumental, l’incandescence hallucinatoire de la Deutsche Radio Philharmonie de Robert Reimer (avec Julian Prégardien, CD Alpha signalé), celle-ci ayant l’avantage de laisser l’auditeur fantasmer à son aise, sans support visuel. Ici, cette dimension est confiée à la danse, et à cet égard, tout est dirigé prioritairement vers elle. Filmé avec soin en public à l’Opernhaus de Zürich en février 2021, ce spectacle laisse, après imprégnation, une sensation de douleur lancinante. Celle que cet admirable de cycle de lieder ancre dans le cœur, avec sa part d’ambigüité qui dérange et que Christian Spuck distille savamment.

Note globale : 8,5

Jean Lacroix

 

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