Justin Taylor et William Christie aux clavecins, émouvant duo dans les pièces de Le Roux

Conversation. Gaspard Le Roux (c1660-c1707) : Pieces de clavessin [sous forme de Suites à deux clavecins]. Jean-Baptiste Lully (1632-1687) : Marche pour la Cérémonie des Turcs ; Passacaille d’Armide. Marin Marais (1656-1728) : Les Voix Humaines. François Couperin (1668-1733) : La Ménetou. William Christie, Justin Taylor, clavecins. Livret en français, anglais. Juin 2023. 68’45’’. Harmonia Mundi HAF 8905337
De quel milieu provenait-il, était-il fortuné ? En 1695, à peine trentenaire, il figurait comme organiste sur une liste des musiciens crédités d’opulence, mais fut l’année suivante exempté de taxe pour avoir trop cotisé… Vivait-il sous la protection d’un mécène ? On ne lui en connaît guère, ni aucun élève notoire. On sait donc très peu de choses sur Gaspard Le Roux, pas même avec certitude sa date de naissance et de disparition, les archives notariales sur sa succession restant muettes. On mesure toutefois sa notoriété par l’hommage de Sébastien de Brossard qui décrivit « un célèbre maître de clavessin, et excellent musicien ». Sa renommée dépassa les frontières du royaume, grâce à l’éditeur d’Amsterdam Etienne Rosger, et à Johann Gottfried Walther (1684-1748), qui le fit probablement découvrir aux élèves de Johann Sebastian Bach, dont Johann Ludwig Krebs (1713-1780).
Il laisse un recueil de Pieces de clavessin publié en 1705 à Paris, certaines d’entre-elles pouvant remonter à vingt ans auparavant, attestant la précocité de son talent. Structurées par tonalité, elles présentent la particularité de se décliner en parties de basse chiffrée et dessus, permettant une exécution en duo, et indiquent même une « contre partie » de second dessus qui tresse un niveau supplémentaire de polyphonie, et permet ainsi une exécution en trio. Pour une poignée de pièces, la partition donne l’exemple en fin de livre de comment ce canevas enrichi peut sonner sur deux clavecins, ce qui ne constitue pas une méthode mais peut instruire les interprètes sur la manière d’extrapoler l’ensemble du recueil.
C’est cet exemple que suivirent Bibiane Lapointe et Thierry Maeder dans leur enregistrement intégral d’octobre 2005 pour le label Pierre Vérany, et auparavant William Christie en août 1977 pour quatre Suites avec Arthur Haas, déjà pour Harmonia Mundi. Le fondateur des Arts Florissants nous revient avec un nouveau partenaire et nous explique dans la notice combien il faut maîtriser « le sens du contrepoint et opérer un travail de sélection pour isoler ce qui est nécessaire et supprimer le superflu, tout en respectant les règles qui régissent cet art ». D’un commun accord avec son co-équipier, il s’est chargé de la contrepartie en allégeant cet accompagnement de la voix principale en soi riche d’ornements et de raffinement harmonique. Quoique Justin Taylor indique aussi avoir épuré sa partie de dessus pour éviter les doublures et préserver la clarté. On laissera aux interprètes le secret de leur alchimie d’autant complexe quand la basse prend l’ascendant sur la voix mélodique.
On souscrit en tout cas à leur ambition d’avoir suggéré non un dialogue d’’instruments, –n’en déplaise au titre Conversation (quelle vile manie contemporaine de vouloir affubler les disques d’une pareille signalétique !), mais plutôt « un immense clavecin qui ne formerait qu’un seul corps sonore ». Cette hybridation est constituée d’un anonyme ravalé en 1748, et d’une copie du fameux Ruckers du musée Unterlinden de Colmar, qui appartiennent à la collection bruxelloise de François Ryelandt. Après avoir essayé une disposition en vis-à-vis, les artistes ont opté pour un placement juxtaposé qui facilite l’écoute mutuelle et non la confrontation concertante.
Le programme a écarté les lots en La majeur et Sol mineur, mais inclut quelques pages de traverse, issues de Lully et Marais, et François Couperin. Inspirée par la transcription de Jean-Henri d’Anglebert (1629-1691) et enrichie de contrechants tirés des parties de violon de l’opéra, la Passacaille d’Armide concilie ampleur orchestrale et foisonnement décoratif. Après ce moment de spectacle, la délicatesse d’une Ménetou passe comme un rêve, qui se prolongera dans les troublantes Voix Humaines arrangées d’après le violiste. Au prisme de ces danses stylisées que visite Le Roux, le territoire expressif se veut varié. De l’espièglerie d’un Menuet et d’un Passepied en fa majeur à la tirade en peine d’une Vauvert, en passant par la verve d’une Gavotte en majeur, par la candeur d’une Sarabande gaye traitée en doux maquis luthé : les deux artistes nuancent au plus juste la palette des sentiments, sans l’outrer.
Toucher semble même leur credo, plutôt qu’éblouir. Quand Thierry Maeder et Bibiane Lapointe exaltaient l’apparat Grand Siècle, le brio rythmique, sur un ton plus sec, le présent duo libère un chant à profusion, inondé d’une constante lumière, préfère la courbe et la rondeur, courtise l’élégance voire une certaine préciosité. Dans une veine esthétique un brin galante qui sera bientôt celle du règne de Louis XV. Ce n’est pas un gala de la déclamation auquel nous serions conviés, mais une intériorité pré-rousseauiste qui s’offre le cœur sur la main. La précision du trait se subsume à un univers de fluidité, d’infinie souplesse du geste qui nous promène dans une nature d’Arcadie que les micros magiciens d’Hugues Deschaux transforment en forêt enchantée.
Au long de ce récital qui vous emporte dès la première seconde et ne vous lâche pas, la communauté des doigts, la communion des intentions en dit long sur une connivence parfaitement en phase, alignant toutes les séductions. On est aussi frappé par cette combinaison d’humilité et de générosité. Quatre mains et deux têtes s’alliant dans un commun projet où triomphent l’émotion et même un serein hédonisme. Si cette « Conversation » était un dialogue de générations, entre deux astres de la scène baroque que des décennies séparent, ne ferait-elle ferait sienne cette réflexion des Rêveries du Promeneur solitaire ? : « la jeunesse est le temps d'étudier la sagesse ; la vieillesse est le temps de la pratiquer ».
Christophe Steyne
Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10