Kanneh-Mason, un violoncelle généreux

par

Edward ELGAR (1857-1934) : Concerto pour violoncelle et orchestre op. 85 (1) ; Nimrod, extrait des Variations « Enigma » op. 36 ; Romance op. 62, ; Frank BRIDGE (1879-1941) : Spring Song ; Ernest BLOCH (1880-1959) : Prélude pour quatuor à cordes ; Prière n ° 1, tirée de « De la vie juive » ; Gabriel FAURE (1845-1924) : Elégie op. 24 ; Julius KLENGEL (1859-1933) : Hymnus op. 57 pour douze violoncelles ; Deux airs traditionnels anglais. Arrangements pour violoncelle et diverses formations par Sheku et Braimah Kanneh-Mason, et Simon Parkin. Sheku Kanneh-Mason, violoncelle ; London Symphony Orchestra, direction : Sir Simon Rattle (1). The Heath Quartet et divers instrumentistes pour les autres partitions. 2020. Livret en anglais, français et allemand. 68.54. Decca 485 0241. 

Comment ne pas frémir au souvenir de Jacqueline du Pré lorsqu’on parle du Concerto pour violoncelle d’Elgar ? Cette sublime virtuose, disparue en 1987 à l’âge de 42 ans, en a laissé une version avec Sir John Barbirolli d’une sensibilité, d’une puissance d’évocation et d’expression telles qu’elle nous étreint le cœur à chaque audition. La même émotion est éprouvée par Sheku Kanneh-Mason, né le 4 avril 1999 à Londres, dans une famille originaire de Sierra Leone au sein de laquelle d’autres enfants sont aussi musiciens. Ce jeune artiste déclare qu’il a grandi avec la vision de Jacqueline du Pré et que cela a contribué à sa décision de jouer du violoncelle. Il aura bientôt 21 ans et s’est signalé en remportant en 2016 le Prix BBC du jeune musicien de l’année, en se produisant lors du mariage du Prince Harry et de Meghan Markle le 19 mai 2018 et en enregistrant, déjà pour Decca, un premier CD intitulé « Inspiration », dans lequel il interprétait le Concerto pour violoncelle n° 1 de Chostakovitch avec le City of Birmingham Orchestra dirigé par Mirga Grazynité-Tyla. Le jeune Sheku a fait ses études à la Royal Academy of Music de Londres, où il approfondit encore sa formation. Voici son deuxième CD. 

Edward Elgar écrit ce concerto au cours de l’été 1919 ; la création a lieu le 27 octobre suivant, le compositeur dirigeant lui-même le soliste Felix Salmond et l’Orchestre Symphonique de Londres au Queen’s Hall. L’oeuvre fait partie de la dernière vague créatrice d’Elgar, avec une sonate pour violon et piano, un quintette avec piano et un quatuor à cordes. A cette époque, le musicien est affligé par les désastres de la première guerre mondiale et par le cancer du poumon de son épouse qui emportera cette dernière l’année suivante. La forte composante émotionnelle du concerto pour violoncelle n’a pas été très valorisée lors de la première audition, et elle a reçu un accueil moyen, vite réparé par la prise en charge de la partition par Sir Adrian Boult. Cette émotion est pourtant évidente dans le premier mouvement, empreint de tristesse et de mélancolie, ce que Kanneh-Mason a bien ressenti. Il rend palpable l’atmosphère de douleur intérieure ; on sent son attrait pour ce concerto, qu’il déclare avoir déjà joué une trentaine de fois. Les deux mouvements centraux, Lento/Allegro Molto et Adagio paraissent un peu moins investis, n’en déplaise à l’interprète qui précise qu’il a une affection particulière pour cet Adagio, dans lequel la nostalgie devrait être encore plus poignante. Il convainc par contre dans un final qu’il mène de bout en bout avec un réel sens de l’expressivité, teintée de l’ironie sous-jacente qu’il a décelée avec sa déjà grande maturité. Il est certain qu’au cours de sa carrière, Kanneh-Mason jouera souvent ce concerto et qu’il en tirera de plus en plus la chaleur sensible et la dimension humaine qui le caractérisent. Le partenariat avec le London Symphony Orchestra, dirigé par un Sir Simon Rattle souverain, fonctionne très bien. Le soliste explique que l’enregistrement s’est fait en un jour, dans la continuité, le 28 juin 2019 et qu’il en a retiré un grand sentiment de liberté.

Le reste du programme met en scène une série de pièces de courte durée, dans la même idée globale de nostalgie. Le concerto est précédé par un air traditionnel, arrangé par le soliste, suivi de l’extrait Nimrod, la neuvième des quatorze Variations « Enigma » d’Elgar, un Adagio transcrit par Simon Parkin pour violoncelle solo et cinq violoncelles. C’est Parkin qui a arrangé aussi la Romance op. 62, cette fois pour violoncelle solo, quatuor à cordes et contrebasse. Après une bonne quarantaine de minutes elgariennes, l’affiche propose le frais Spring Song de Frank Bridge, extrait des Quatre courtes pièces pour violon et piano, ici pour violoncelle et quatuor à cordes. Après un nouvel air traditionnel, cette fois avec guitare, Kanneh-Mason fait place au Prélude de Bloch, avant la poignante Prière du même, que le soliste a arrangée avec son frère Braimah. On sent dans tout cela la volonté de partage, le bonheur de travailler collégialement et de créer des interactions musicales et sensibles. Les deux dernières pièces étoffent le nombre de violoncellistes : douze pour l’Hymnus de Julius Klegel, formation prévue à l’origine, et neuf en plus du soliste pour l’Elégie de Fauré. Ici encore, c’est Simon Parkin, mari de la professeure de violoncelle de Kanneh-Mason, Hannah Roberts, qui est à la manoeuvre. On conserve l’atmosphère globale de douce expressivité et de délicates couleurs qui traversent ce CD dans son projet, qui peut paraître disparate au départ, mais dont l’unité se vérifie au fil de l’audition. Les divers interprètes de ce CD sont trop nombreux à citer, on les englobera donc dans d’unanimes félicitations pour leur capacité à transmettre une atmosphère de douce expressivité et de délicates couleurs. La musique est d’autant plus émouvante lorsqu’elle est ainsi servie !

Son : 9   Livret : 8   Répertoire : 8 (10 pour le Concerto)  Interprétation : 8

Jean Lacroix  

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