Kent Nagano à Hambourg, cabotant sur un rivage brahmsien d’arrière-saison

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Johannes Brahms (1833-1897) : Symphonie no 3 en fa majeur, opus 90 ; Symphonie no 4 en mi mineur, opus 98. Kent Nagano, Philharmonisches Staatsorchester de Hambourg. Janvier 2019, avril 2023. Livret en anglais, allemand, français. 81’18’’. SACD BIS 2374

« Le chef défend une vision symphonique basée sur des tempi assez modérés [...] Pour Nagano, la finesse des dosages instrumentaux le dispute à la qualité d’un élan dramatique global jamais brutal ou précipité » observait Pierre-Jean Tribot au sujet d’une intégrale Beethoven enregistrée à Montréal pour Sony entre 2008-2014. Même constat pour ces deux opus brahmsiens, captés en concert en 2019 et 2023, avec une philharmonie dont il était alors directeur musical. D’où l’on se demande si la douceur des linéaments et la tempérance offrent un portrait complet et convaincant de ces deux symphonies.

Dans un Allegro que le compositeur a pourtant pris soin de qualifier con brio, pareille approche pastorale et détendue, plus irénique qu’arcadienne, escamote les tensions, diffuse un serein pastoralisme qui conviendrait plutôt au premier mouvement de la symphonie précédente. La gestion émolliente des influx confond l’Andante et le Poco Allegretto dans une même torpeur. La sonorité moussue des souffleurs y cultive un moite humus qui certes ne concourt pas au contraste des textures, ici plutôt terne. Dans le troisième mouvement, la reprise du thème principal par le cor (3’49) semble bien morne.

Guère moins que l’interprétation du Finale, où le biotope de véhémence s’asphyxie. L’intéressante notice du SACD explique comment la sonorité hambourgeoise (« sombre mais avec des cordes transparentes et des couleurs et des ombres changeantes, faisant preuve de subtilité dans le traitement du tempi et de la dynamique ») reflète l’influence de la nature et des paysages sur les compositeurs établis dans la cité nord-allemande. Le maestro Hans Schmidt-Isserstedt, fondateur du NDR Sinfonieorchester, quand il dirigeait le Finale de la première symphonie, entrevoyait déjà les bateaux faisant voile, et y ressentait un équivalent entre le flot musical et les canaux irrigant l’Elbmarsch. Dans cet opus 90 on se rappellera combien la retenue de Schmidt-Isserstedt, en février 1969 avec son orchestre radiophonique, atteignait une altitude métaphysique autrement signifiante que le marécage eutrophique qui emboit la lecture de Kent Nagano. La théâtralité s’estompe dans les méandres, y compris dans des assauts qui ne démontrent pas la virtuosité de l’orchestre (5’50-, assez vasouillard) et se perçoivent comme antithèse au survoltage d’un Bruno Walter à New York (CBS, décembre 1953). La conclusion s’effiloche comme un linceul, paraphant une prestation d’ensemble singulièrement fade.

Captée en janvier 2019, une quinzaine d’années après un précédent CD de Kent Nagano avec le Deutsches Symphonie-Orchester de Berlin, la Symphonie no 4 fait d’abord meilleure impression : cordes mieux oxygénées, peaufinage d’un climat attentiste, relances plus nettes et actives qui, si l’on accepte quelques stagnations, progressent vers une animation qui sait doser le relief expressif de l’Allegro non troppo. Dans la déambulation de l’Andante moderato, on admirera les teintes minutieuses des bois qui, sans rien flouter, exhalent de méthodiques dégradés, enchâssés dans une alcôve d’archets chaleureux et translucides. Sans certes s’exacerber, l’Allegro giocoso est fermement articulé par le chef californien. Pour les variations de la passacaille conclusive, le matériau reste plus osmotique que tranchant, les phrasés privilégient la continuité organique plutôt que la rupture. L’auditeur ne sera certainement pas saisi par la transe. Pour comparer avec le même orchestre, jadis pour Telefunken en avril 1960, la baguette de Joseph Keilberth diligentait une lecture certes épaisse mais impulsive, énergique, incisive, et de facture bien plus claire que le magma assez opaque et visqueux que nous entendons ici.

Mais même dans cette grasse palette de morte saison, la souplesse et la demi-teinte peuvent se plaider. À l’appui de cette esthétique, la notice d’Olaf Dittmann argumente la flexibilité et l’élasticité qui révélerait, « même dans les symphonies prétendument sombres, un Johannes Brahms humaniste qui célèbre la vie et invite à la compassion ». Reste à débattre si ce Brahms blafard, poncé et apaisé donne envie de ramer vers l’embouchure de l’Elbe pour découvrir ces récents live. Quitte à s’enquérir de la production contemporaine au sujet de ces œuvres dont la discographie abonde en références, autant faire route vers la Saxe : dans le même couplage, nous avions salué le témoignage d’Herbert Blomstedt à Leipzig, recourant lui-aussi à des tempos larges mais au service d’une conception et d’une exécution généreusement habitées.

Christophe Steyne

Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 6-7,5

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