Krystian Zimerman à Anvers : un grand maître contrarié

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Pour ceux qui suivent la carrière exemplaire de Krystian Zimerman depuis son triomphe au Concours Chopin en 1975, l’évolution du pianiste polonais -modèle de grâce, de spontanéité et d’instinct dans ses jeunes années, devenu au fil du temps un exemple de sagesse et de profondeur voire d’ascèse- a quelque chose de fascinant.

On sait le soin que met Zimerman à concevoir ses programmes et il en offrit un bel exemple dans ce récital anversois qu’il ouvrit par une superbe interprétation de la Deuxième Partita en ut mineur, BWV 826 de Bach. Après une Sinfonia énergique, l’Allemande fut interprétée avec une merveilleuse sérénité, une grâce aérienne, d’admirables nuances ainsi qu’une irréprochable rigueur rythmique. L’espiègle Courante apporta un bienvenu moment de détente avant la simplicité et le dépouillement de la Sarabande, jouée avec une profondeur dépourvue de toute lourdeur. Le Rondeau si français (Couperin n’est jamais loin) fut rendu avec grâce et subtilité, alors que Zimerman faisait du Capriccio final un éblouissant jeu d’esprit.

On ne peut que s’incliner devant la façon infaillible qu’à ce grand interprète tout ramener à l’essence de la musique. Et comment ne pas admirer la clarté absolue de son jeu ainsi que l’usage très fin fait de la pédale, employée sans jamais brouiller la polyphonie?

Mettre à un programme de récital dans une grande salle les dernières oeuvres de Brahms, à ce point intimes et personnelles, c’est prendre un risque. Dans les trois Intermezzi, Op. 117, Zimerman fit entendre un jeu décanté, naturel et sans raideur, adoptant dans la première pièce un discours posé et éloquent, paré de superbes couleurs automnales. Rien que la façon dont il posa le dernier accord, magiquement détimbré, de cet Andante moderato en disait long sur sa maîtrise musicale et ses moyens pianistiques. Et l’on pourrait en dire autant de son alternance main gauche-main droite superposées dans l’Andante non troppo e con molta espressione central, joué avec une égalité parfaite et une admirable façon de faire s’épanouir cette partition qui peut sonner si compacte sous d’autres mains. Enfin, la conjonction de l’oeuvre et de l’interprète dans le troisième Intermezzo donna l’impression parfois presque gênante de pénétrer sans y avoir été convié dans l’intimité du compositeur comme du pianiste.

Et c’est ici que les choses prirent une tournure inattendue. Revenant saluer après l’exécution du cycle, le pianiste commença par pointer du doigt certains indélicats qui le photographiaient ou le filmaient avec leur smartphone, avant de se lancer dans une diatribe contre ces usages indélicats et la façon dont ils gâchent la joie d’un concert ayant nécessité tant d’efforts de l’interprète et mettent à mal l’intimité établie entre l’artiste et son public. 

On se demande si cette intervention ne perturba pas Zimerman qui, revenu sur scène après l’entracte pour offrir au public la Troisième sonate de Chopin, sembla avoir laissé dans cet incident une partie de ses moyens. Dès le début on le sentit nerveux, et son jeu se révéla par moments curieusement brouillon et désuni, privé de l’extraordinaire maîtrise dont il avait fait preuve jusque là. Cela reste bien sûr du piano plus que convenable, mais dépourvu de magie.

Accueil enthousiaste et standing ovation du public à qui le pianiste ne concéda cependant aucun bis. Il avait sûrement ses raisons.

Anvers, deSingel, le 7 octobre 2021.

Patrice Lieberman

Crédits photographiques : Bartek Barczyk

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