La clôture de Musica à Metz : 100 cymbales, c’est minimal ?

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Je retrouve avec plaisir ce très beau lieu qu’est l’Arsenal, en pleine ville de Metz, où je n’étais plus venu depuis quatre ans (un ballet sur les musiques de John Cage et de Julius Eastman) : la ville est animée comme un vendredi soir, le bar étincèle et le goût si particulier de sa bière bio Soleil Verte me revient comme celui de la madeleine saute au visage de Marcel. Le festival Musica, une première en ce qui me concerne (après un essai avorté pour cause de virus planétaire), a sa base à Strasbourg, mais délocalise son week-end de clôture, chaque année dans une ville différente –la cité messine me le rend cette fois plus accessible.

de la Fuente et Sighicelli, sales gamins du CNSMD de Paris

L’assiette de pâtes d’avant concert chez un(e aimable) Italien(ne) de l’Esplanade me prépare pour mon premier contact sur scène avec Caravaggio, le drôle de projet des compositeurs Benjamin de la Fuente et Samuel Sighicelli, que mes oreilles captent il y a une dizaine d’années dans le flou irréel de la bande-son de l’épatant L’amour est un crime parfait, film des frères Larrieu planté dans le Rolex Learning Center de l'École polytechnique de Lausanne, une configuration de l’espace (signée par l'agence japonaise Sanaa) aux vagues futuristes et oniriques, et conduit par Mathieu Amalric, plus décalé que malsain -ou peut-être pas. Enfin, ce n’est pas tout à fait Caravaggio, puisque Benjamin Dupé participe à l’écriture / improvisation de Zemlia / La Terre, disque attribué à Sphota, une cause et une conséquence de la géométrie variable qui touche et l’esthétique et le choix des collaborations du duo.

Pour RupturR, à la graphie évocatrice de RēR -Recommended Records-, le label britannique cofondé par Chris Cutler et ancré dans la mouvance Rock in Opposition qui émerge en 1978 -un flux artistique avec qui, à entendre leurs propos après la prestation, de la Fuente et Sighicelli partagent une vision d’une musique moins bornée par les frontières et les a priori-, Caravaggio, électrique comme un quatuor rock (guitare, basse, synthétiseur et sampler, batterie et pad électronique), se fond, à force d’expérimentations et de partages, dans une entité élargie à trois instrumentistes des Percussions de Strasbourg (« on fabrique des équipes, on travaille avec des gens »), aux sets fournis en petits objets percussifs en bois, peau, métal : pendant une heure, les fluctuations rythmiques déferlent, tous les temps sont marqués, jamais morts -on pense à ces projets aux tons unis/uniques, Les Tambours du Bronx, Urban Sax, (la préfiguration d’)Arkham (les bidons, les saxophones, les claviers), forts à modifier l’état de conscience de ceux qui les écoutent-, les musiciens parlent en dehors des qualifications stylistiques mais épousent le lourd de King Crimson, le She’s So Heavy des Beatles, le Sunshine Of Your Love de Cream, prennent le carré au rock, le rond au jazz, le rêche au post-rock, le réfléchi au contemporain (la pièce est écrite) -remuante, tonitruante même, RuptuR est une digression hallucinée hors des sentiers través. « A ce stade, vous vous professionnalisez, il faut choisir », intimait, off the record, la productrice de Radio France à Benjamin de la Fuente : c’est raté, entre improvisation ou composition, entre rock et contemporain, il choisit… la liberté.

Melaine Dalibert, un goût pour le chemin de traverse

Premier de quatre concerts voués à retracer l’« histoire du piano minimaliste », celui de Melaine Dalibert pioche, pour son programme, dans un répertoire à la frange des mélodies qui nous viennent en tête quand on évoque cette esthétique, soixantenaire, américaine et répétitive : le pianiste y voit une autre caractéristique, le mouvement, comme dans le court, incitatif et dynamique Railroad (Travel Song) de la compositrice américaine, performeuse et chorégraphe, Meredith Monk, suivi de Remembering Schubert de la Canadienne Ann Southam qui, son titre le laisse entendre, revient sur le passé, dans un entremêlement élégant (la grâce des mouvements de l’instrumentiste, de profil, une main au-dessus de l’autre comme volète un papillon), virevoltant au souffle d’une exploration joliment ordonnée.

Piano, de Mark Hollis (il signe en réalité sa prestation, sur le disque de 1998, du pseudonyme de John Cope – lui qui s’est fait connaître, dans la décennie précédente, par son groupe Talk Talk, précurseur du post-rock) s’éloigne de la notion de mouvement pour apporter des notes éparses, aux résonnances étendues, emplies de silence : ce n’est ni l’univers de Morton Feldman, ni celui de Brian Eno, mais Hollis, lui aussi, altère le temps, fascine et en trouble la perception.

A plusieurs moments choisis, Melaine Dalibert s’adresse au public, pour qui il contextualise les titres au programme, par exemple la technique de composition, algorithmique, qu’il utilise dans un nouveau morceau (qui prend la place de Litanie, déprogrammé pour le plaisir de présenter ce qui a occupé ses mains les jours derniers), encore sans titre, vif, joyeux, aux brefs hiatus bienvenus : une technique sans informatique (un algorithme est une suite, finie et non ambiguë, d'instructions ou d’opérations visant à résoudre une classe de problèmes ; son informatisation n’est qu’une façon pratique de réaliser la chose), qui suit un processus calqué sur une suite mathématique, que le pianiste, ici compositeur, juge artistiquement belle -comme est intrinsèquement belle la construction fractale du flocon de neige (ou du chou romanesco, ou de la ramification des bronches) ; un jeu où les mains alternent, vivaces et virtuoses, une suite aux règles simples en apparence, mais déroulée avec la promptitude agile du prestidigitateur- qui fait tourbillonner la tête.

Les deux dernières pièces, elles aussi de la main de l’instrumentiste, sont extraites de son disque (Eden, Fall, dont je vous ai parlé il y a peu) : Jeu de vagues est une boucle de 13 notes à la main droite qui roule à donner le tournis, farandole avec soi-même, timide allégresse qui n’ose pas tout à fait exulter ; Fall, qui gagne encore à être vu, sourd d’obstination contenue, déploie des vibrations d’oiseau-creuseur -à la manière, ici moins brute, de Charlemagne Palestine-, en une lente progression martelée sur l’étendue du clavier. Généreux, Dalibert revient pour un court et satiesque rappel.

Stephane Ginsburgh et Frederic Rzewski, main sur la main

Dans la foulée, Stephane Ginsburgh, enrhumé mais à la voix préservée (heureusement pour le speaking pianist), propose, en connaisseur, deux fortes pièces de son ami Frederic Rzewski, interprète de l’avant-garde (de John Cage à Giacinto Scelsi), fondateur de Musica Elettronica Viva (précurseur en matière d’instruments électroniques), enseignant au Conservatoire de Liège (une initiative d’Henri Pousseur) et compositeur politiquement engagé, nourri de jazz et de mélodies populaires. Témoin de ses opinions, Stop the War! (The Road, Part 8) pour piano seul, à l’appellation explicite, démarre sèchement (des coups sur le couvercle – fermé – et le corps de l’instrument), affirme résolument sa phrase répétée comme une scansion, austère, aride, qui découpe la pièce et culmine en un final intimidant où joue durement le coude ou l’avant-bras : c’est la guerre ou c’est nous.

L’écriture de Rzewski, sans pitié, trace, dès les premières mesures de De Profondis (une composition plus ancienne) une ligne de borborygmes et souffles appuyés que Ginsburgh soutient d’une frappe résolue : le texte d’Oscar Wilde (des extraits d’une longue lettre adressée à son amant, Alfred Douglas – qui donne le titre à la pièce), alors emprisonné à Reading, après 14 mois de travaux forcés, pour « grave immoralité » -on ne plaisante pas plus alors avec l’homosexualité qu’aujourd’hui avec le consentement-, dit par le pianiste parlant, raconte l’enfermement, le poids de la religion et de la morale, la solitude, la honte -mais aussi la difficulté de sa relation avec un jeune homme immature et égocentrique. L’interprète, qui tient le leg du compositeur au bout de ses doigts, met art et âme dans les émotions, contrastées et souvent intenses, sorties du poète et retravaillées par le musicien.

Cymbales et binious : réinventer à partir de l’instrument

Un dispositif n’est rien sans une musique qui donne du sens -ou du plaisir. N’empêche, quand j’entre, samedi soir, dans la Grande Salle de l’Arsenal et que, d’en haut, je découvre, en plongée, une scène plantée de 100 cymbales, aux trépieds parfaitement alignés formant un carré de 10 sur 10, dénudés, silencieux, fragiles, je ressens un frisson d’excitation, de la rétine à la colonne vertébrale. J’ai hâte de voir et d’entendre, quasi ignorant (voilà une nouvelle occasion d’apprendre) du travail de Ryoji Ikeda, artiste japonais (j’avais deviné) sonore et visuel (je m’en doutais), DJ peu à peu acquis à l’art du son, développant une l’esthétique minimale et électroacoustique, qui fait émerger, de son déploiement -a priori percussif- de cymbales (choisies avec soin pour leur adaptation aux différents modes de jeu), une musique atmosphérique, aux accents paradoxalement électroniques, entre résonance harmonique et bruit, issue avec une douceur inattendue des gestes des dix instrumentistes des Percussions de Strasbourg (frottements circulaires d’abord, frappe douce plus tard, mois douce ensuite), dont la déambulation (ils passent d’une cymbale à l’autre, parfois sans lâcher la précédente) revêt la précision d’une chorégraphie, entre structuration et déstructuration -d’accord, l’un d’entre eux perd, malencontreusement et momentanément, un maillet, mais la compensation est méritée face aux toussotements automnaux du public. Bluffant !

En apparence aux antipodes de la proposition de Ryoji Ikeda, Erwan Keravec et ses sonneurs -en Bretagne, le mot désigne un joueur de bombarde, de clarinette bretonne, de biniou kozh ou de tout autre type de cornemuse- se focalisent sur quatre compositions de jeunesse de Philip Glass, parmi les œuvres fondatrices du minimalisme -Keravec tripatouille depuis longtemps les possibilités de sa cornemuse écossaise en dehors des sentiers originels, du free jazz à la noise, en passant par l’improvisation. Two Pages, écrit pour piano ou clavier électrique ou ensemble, suit un processus inexorable de répétition d’une cellule de cinq notes ; Music in Fifths (qui utilise donc des quintes, parallèles, pied de nez à sa professeure Nadia Boulanger, à propos de laquelle Glass dit « depuis mes études avec elle, je n’ai pas écrit une note de musique qui n’ait été influencée par elle ») est une structure préconçue qui va, de répétition en accumulation, jusqu’à la saturation ; Music in Contrary Motion est une pièce écrite en forme ouverte : elle ne se termine virtuellement jamais, elle s’arrête simplement, alors que les figures en expansion sur lesquelles elle s’appuie pourraient s’accroître, encore et encore ; Music in Similar Motion avance, par additions, soustractions et permutations irrégulières, lentement, comme un flaque d’huile se répand sur la chaussée sèche, formant un entrelac de strates visqueuses qui creuse une profondeur que l’apparente monotonie du procédé répétitif tendrait à occulter.

Outre l’originalité de la transcription de ces quatre pièces (les « First Classics » de Philip Glass, précurseures d’Einstein on the Beach) pour instruments à vents traditionnels (le bourdon de la cornemuse se love parfaitement dans l’espace envoûtant de la répétition), les sonneurs soignent le visuel (l’habit, la lumière, le mouvement -ingrédient d’une spatialisation) et les pièces, écrites fin des années 1960, jouées avec force et conviction (cent cymbales méritent des bouchons d’oreille, avais-je imaginé, mais ce sont cornemuses et binious qui me les rendent souhaitables), achèvent de faire de cette soirée le point d’orgue, enthousiasmant, du festival à Metz.

Nicolas Horvath, témoin au crépuscule

Troisième des pianistes du cycle, Nicolas Horvath crée (si l’on excepte l’une ou l’autre présentation du compositeur, plus ou moins privée) Chasing Satie, la dernière œuvre de Terry Riley, référence au musicien français aux costumes de velours qui, avec la Première Gnossienne, et son ostinato, pose une brique inspiratrice de l’esthétique répétitive -dont Riley, au travers de In C, est un des fondateurs.

La pièce, plus mûre bien sûr que les pépites psychédéliques de la période « Summer Of Love » (A Rainbow in the Curved Air, Poppy Nogood and the Phantom Band) -chaque compositeur a son classicisme, pour peu qu’il traverse suffisamment le temps et les modes (il approche les 90 ans)-, déroule une ouverture lente, dense, jazz et une montée progressive, en dix mouvements, peu à peu révélateurs de sources extra-américaines (le râga indien, la Gnossienne en question), aux pics capables de violence, dans lesquels Nicolas Horvath (on connaît sa propension aux concerts-intégrales) use de développements pris à Alvin Curran, Denis Johnson ou Terry Jennings, qu’il considère comme les fils spirituels de Riley.

En rappel, le pianiste, très applaudi, offre, de son jeu raffiné, romantique, contrastant avec sa démarche raide, une version craquante des Etudes n° 2 et 6 de Philip Glass.

Wilhem Latchoumia monte aux sources

Le pianiste lyonnais, qui clôt l’« histoire du piano minimaliste », le week-end et le festival, apporte, par son choix d’affiche hors-piste qui explore ceux qui précèdent le mouvement, une dimension complémentaire au cycle : The Tides of Manaunaun, première des trois légendes irlandaises d’Henry Cowell, témoin de l’approche pionnière quant aux nouvelles techniques de jeu (les cordes pincées à la main, le cluster – ici responsable du sinistre du morceau) d’un musicien ouvert aux musiques non occidentales ; l’humoristique Jazz Sonata de George Antheil, pianiste forcené (il s’endurcit les mains à l’eau glacée) toujours à la recherche de l’insolite ; le sautillant ¿Tango? de Conlon Nancarrow (tardivement reconnu pour ses études pour piano mécanique) ; l’hommage aux brass bands – et au folklore américain – de Charles Ives dans Set of five take-offs.

Wilhem Latchoumia parsème le programme des Preludes de Ruth Crawford Seeger, écrits alors que l’influence d’Alexandre Scriabine et Dane Rudhyar surplombe l’œuvre de la compositrice américaine (membre du groupe des Ultramoderns) et sa présence, très physique, culmine avec la brève mais nerveuse Piano Study in Mixed Accents de celle qu’Elliott Carter revendique comme source d’inspiration, alors qu’il choisit, pour quitter un public acquis, un bonbon ouaté, un chapelet de quatre notes qui vont et reviennent, Simone’s Lullaby, une lettre musicale et sensible de Terry Riley à sa petite fille (Simone, bien sûr, la jumelle de Misha).

Une douce clôture, par laquelle je m’éloigne de Metz, son Arsenal et sa Soleil Verte.

Metz, Arsenal, du 4 au 6 octobre 2024

Bernard Vincken

Crédits photographiques : : William Beaucardet et Christophe Urbain

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