La Fille de Madame Angot, un divertissement de grande qualité

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Charles Lecocq (1832-1918) : La Fille de Madame Angot, opéra-comique en trois actes. Anne-Catherine Gillet (Clairette), Véronique Gens (Mademoiselle Lange), Mathias Vidal (Ange Pitou), Artavazd Sargsyan (Pomponnet), Mathieu Lécroart (Larivaudière), Antoine Philippot (Louchard), Ingrid Perruche (Amaranthe/Hersilie/Javotte/Babette), Flannan Obé (Trénitz/Guillaume/Buteux), David Witczak (Un Incroyable, un officier, Cadet) ; Chœur du Concert spirituel ; Orchestre de chambre de Paris, direction Sébastien Rouland. 2021. Notice en français et en anglais. Livret inséré, avec traduction anglaise. 110.27. Un livre-disque de deux CD Bru Zane BZ 1046.

Bruxelles a bénéficié des créations des opérettes de Charles Lecocq à plusieurs reprises. Les premières des Cent-Vierges, de La Fille de Madame Angot et de Giroflé-Girofla se sont déroulées au Théâtre des Fantaisies-Parisiennes de la capitale belge en 1872 et 1874. Plus tard, Ali-Baba (1887) et Yetta (1903) connaîtront le même privilège, à l’Alhambra puis aux Galeries Saint-Hubert. La Fille de Madame Angot est accueillie avec éclats le 4 décembre 1872, le public veut que les airs soient bissés et Lecocq est porté en triomphe. Paris découvre l’œuvre deux mois plus tard, le 21 février 1873. Plus de quatre cents représentations vont suivre, avant des tournées en province puis une carrière internationale, jusqu’en Asie, en Afrique et en Amérique, et de nombreuses reprises tout au long du XXe siècle. 

L’action de cette partition très drôle se déroule sous le Directoire, au temps de Barras, entre Révolution et Consulat de Bonaparte. Paris vit alors une période de relâchement et de décadence, y compris dans le domaine des mœurs ; des salons s’ouvrent, dont ceux de Madame Tallien ou de Madame Récamier, et des êtres extravagants, Incroyables ou Merveilleuses, occupent la scène. Derrière tout cela se dessine comme une nostalgie de la royauté abolie. Et Madame Angot dans ce contexte déluré ? Comme le précisent Louis Oster et Jean Vermeil dans leur Guide raisonné et déraisonnable de l’opérette et de la comédie musicale (Fayard, 2008), le personnage remonte à la Régence, autre période de relâchement […]. Il désigne une femme du peuple subitement élevée et portant sa gouaille dans le beau monde (p. 237). Selon la bonne habitude de la collection de livres-disques de Bru Zane, on découvre un article tiré du Courrier de Bourges de septembre 1864 qui détaille la personnalité et le caractère de cette parvenue et, références nombreuses à la clef, la mine d’or qu’elle a représenté dès 1795 pour le roman et le théâtre. Chez Lecoq, il s’agit de la fille de Madame Angot qui, orpheline, a été recueillie et élevée par des dames des Halles, mais n’a pas endossé le pedigree de sa génitrice qui était poissonnière : elle est pure, elle est chaste, elle s’appelle d’ailleurs Clairette, mais elle est futée et audacieuse !

Sur un livret de Charles Clairville (1811-1879), qui écrira aussi pour Robert Planquette Les Cloches de Corneville, de Paul Siraudin (1812-1883) et de Victor Koning (1842-1894), l’intrigue bien troussée raconte une histoire d’amours et d’adultères sur un mode comique (il y aura un happy end) avec des allusions politiques à la période de l’écriture, qui suit la guerre franco-allemande de 1870. Mais nous sommes sous le Directoire, rappelons-le, et les auteurs n’ont pas hésité à mettre en scène les personnages imaginaires de Clairette et de son prétendant Pomponnet, qui est perruquier, face aux figures historiques de la comédienne Mademoiselle Lange (1772-1825) et du poète-chansonnier Ange Pitou (1767-1846). Dans la vraie vie, ces derniers ont échappé tous deux à la guillotine ; Alexandre Dumas a fait du second nommé l’un de ses héros les plus brillants en 1850, en le mettant à sa propre sauce de romancier au cœur d’un ensemble placé sous le titre général Mémoires d’un médecin. Autour d’eux gravitent un financier, Larivaudière, qui trempe dans une affaire de corruption avec Barras (non repris parmi les rôles) et entretient une liaison avec Mademoiselle Lange, ainsi que des conspirateurs et des gens des Halles. Pour échapper au mariage, Clairette, qui est attirée par Ange Pitou, se fera mettre exprès en prison après avoir entonné un pamphlet, mais, après bien des péripéties, elle épousera malgré tout Pomponnet. Il ne restera plus à Pitou qu’à espérer qu’un jour peut-être, Clairette sera volage comme sa mère l’a été…

La musique de Charles Lecoq s’empare de ce sujet avec une vivacité et une vitalité qui sont irrésistibles. Cela virevolte avec légèreté dès l’ouverture, la gaieté et la joie sont omniprésentes, même dans les situations plus « dramatiques », et les airs sont enlevés et pleins de verve. Pour cet enregistrement, c’est la version de la création belge qui a été choisie. Comme l’explique Alexandre Dratwicki, directeur musical du Palazzetto Bru Zane, l’orchestration plus légère de Bruxelles (un seul hautbois, un seul basson, un seul trombone) révèle notamment une partie de percussions remarquables (triangle et grosse caisse sans cymbale […]), ce qui évite, précise-t-il, dans le final de l’Acte I, en particulier, une cacophonie épuisante. On notera aussi l’ajout en bonus de deux duos inédits. Quant aux dialogues (savoureux), ils ont été maintenus mais quelque peu raccourcis. On lira d’autres détails pratiques sur la mise en place de ce projet dans la notice de Dratwicki. 

Pour cet enregistrement réalisé à l’Auditorium de La Seine Musicale du 16 au 20 février 2021, en pleine pandémie mais avec toutes les précautions exigées, un plateau que l’on qualifiera d’idéal a été choisi. Réunir Anne-Catherine Gillet, Clairette charmante et volubile, et Véronique Gens, Madame Lange, stylée demi-mondaine à l’élégance désinvolte, est un coup de maître et une garantie de chant de haute volée. Leur abattage est un vrai bonheur qui trouve une sorte d’apothéose à l’Acte III lorsqu’elles s’affrontent dans le « duo de lettres ». Aux côtés de ces délicieuses cantatrices pleinement engagées, Mathias Vidal est un Ange Pitou débridé et vaillant, et Artavazd Sargsyan un Pomponnet aussi émouvant que son nom le suggère. On entend ici un véritable travail collectif, dans lequel s’insèrent avec évidence Ingrid Perruche, très à l’aise dans quatre rôles, Matthieu Lécroart en retors et pitoyable Larivaudière, ainsi qu’Antoine Philippot, Flannan Obé et David Witczak. Un vrai régal vocal que l’on aimerait pouvoir détailler en long et en large tant il correspond à l’esprit dynamique de l’action et à l’entrain de la musique. 

On signalera quelques perles parmi bien d’autres : au premier acte, les remerciements de Clairette aux femmes des Halles qui l’ont élevée, ou sa chanson politique qui se termine par : C’n’était pas la peine,/Non, pas la peine, assurément,/De changer le gouvernement !, la légende de Madame Angot, troussée par Amaranthe (gouailleuse Ingrid Perruche), ou le rondeau d’amour d’Ange Pitou. La romance de Pomponnet qui clame son amour pour « l’innocente » Clairette, le chœur des conspirateurs et plusieurs interventions de Mademoiselle Lange égayent l’acte II. La dispute déjà citée de l’acte III est succulente. Tous les dialogues, couplets, duos et ensembles sont impeccables, le travail est on ne peut plus soigné et ne mérite que des éloges. On ajoutera que les chanteurs savent l’importance de la prononciation française et qu’ils font honneur aux mots, distillés avec clarté. A la tête des excellents chœurs du Concert Spirituel et de l’Orchestre de Chambre de Paris, Sébastien Rouland ne force pas le trait, il privilégie l’humour, la légèreté requise et la fantaisie. Sur le plan documentaire, on lira avec le plus vif intérêt les souvenirs éclairants de la création que Charles Lecocq a livrés à la revue Musica quarante ans après, en 1912, ainsi que l’étude érudite de Gérard Condé sur « la partition dans son contexte ». S’y ajoute un autre article, tiré d’un Journal des débats de janvier 1919. Signé par son critique attitré Adolphe Jullien, il fait le bilan de la carrière du maître de l’opérette qu’était Lecocq. 

Cette nouvelle production du Bru Zane est à savourer comme elle le mérite ; les bons moments sont garantis, le plaisir musical et vocal aussi. L’ancienne production EMI de 1972, qui réunissait dans les principaux rôles Mady Mesplé et Bernard Sinclair, avec les chœurs et l’Orchestre de l’Opéra menés par Jean Doussard, conserve certes ses qualités et ceux qui la possèdent ne s’en sépareront pas, mais elle ne peut rivaliser avec cette actuelle version de référence et son retour bienvenu aux sources bruxelloises.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

 

 

 

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