La mécanique infernale ! Alain Altinoglu dirige Chostakovitch
Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Complete Symphonies, Vol.1. Symphonie n°4 en Ut mineur, Op.43 ; Symphonie n°5 en ré mineur, Op.47. Frankfurt Radio Symphony Orchestra, direction : Alain Altinoglu. 2024. Livret en français, anglais et allemand. 109’41. Alpha 1173.
Avec ce double album confrontant les symphonies n°4 et n°5, Alain Altinoglu amorce son intégrale des symphonies de Chostakovitch au pupitre de son orchestre radio-symphonique de Francfort.
L’attrait éditorial est déjà important car le maestro est le premier chef français à se lancer au disque, et sans doute au concert, dans l’aventure d’une intégrale des quinze symphonies du Pétersbourgeois. Non pas que les chefs français dénigrent Chostakovitch, loin de là, et on se souvient d’excellents concerts sous les baguettes de Louis Langrée, Ludovic Morlot, Jean-Claude Casadesus ou Stéphane Denève. Au disque, pas grand-chose à part l’enregistrement légendaire de la Symphonie n°11 par André Cluytens et le National de France (Warner), une Symphonie n°12 par l’étonnant George Prêtre et le Philharmonia Orchestra (Warner) et une fabuleuse Symphonie n°1 par Jean Martinon et le London Symphony Orchestra (Decca). Par ailleurs, du côté du Frankfurt Radio Symphony Orchestra, si la phalange est un pilier de l’histoire du disque avec tant de grandes intégrales gravées par ses directeurs musicaux successifs (en particulier Eliahu Inbal et Paavo Järvi), elle était plutôt discrète en matière de Chostakovitch.
D’emblée, il faut saluer la très haute performance du Frankfurt Radio Symphony Orchestra ! Comme toute phalange de radio allemande, elle est rompue aux musiques les plus difficiles, mais on ne peut s’admirer tant la qualité de ses pupitres et son impact en tutti. La démonstration instrumentale dans la redoutable Symphonie n°4 est exemplaire ! D’autant plus que la prise de son, alliant la lisibilité aux dynamiques est également à féliciter !
Pour cette première étape, Alain Altinoglu confronte deux œuvres à la fois proches, mais si différentes. D’un côté la mécanique implacable de la Symphonie n°4, partition d’un fracas industriel d’un homme soviétique moderniste et avant-gardiste et, de l’autre, la Symphonie n°5, miroir déformant de cet homo sovieticus qui s’exprime, non plus avec la force du modernisme de rupture, mais avec le langage accessible aux masses des préceptes ”d’intelligibilité et de simplicité”, comme le déclara le compositeur. Entre les deux œuvres, les tornades se sont déchaînées pour le compositeur pris dans le tourbillon des critiques et des attaques suite à son opéra Lady Macbeth de Mzensk, qui avait fortement déplu au Camarade Staline…
La machine infernale et son métal hurlant de la Symphonie n°4 trouvent en Alain Altinoglu un interprète de haute volée. Le chef d’orchestre soigne autant l’architecture globale que le sens de la progression. Sa direction se fait tantôt transparente, mettant en évidence le brio d’orchestration de Chostakovitch, tantôt impeccable, déchaînant les orages d’acier que dégagent cet orchestre à l’effectif pléthorique. Ainsi, les climax des premier et quatrième mouvements sont véritablement impressionnants, presque tétanisants ! Même dans ces tumultes orchestraux, Alain Altinoglu apporte un soin à la lecture des dynamiques, jamais saturées ou démonstrativement bruyantes. Le chef d’orchestre français n’est pas le plus narratif dans cette œuvre, mais sa direction conserve cette force du tragique, cette dimension mahlérienne, qui sous-tend cette partition, jusqu’à ses ultimes mesures, sans doute les plus extraordinaires de toute l’œuvre de Chostakovitch, comme un coeur qui s'arrête progressivement de battre. Cette interprétation s’impose comme l’une des grandes lectures récentes de la partition avec celles de Mark Wigglesworth (Bis) ou Dimitri Kitaenko (Capriccio).
Contraste total avec la Symphonie n°5 dont Alain Altinoglu prend le temps d’imposer une noirceur de trait et un dramatisme total. Ce n’est pas un homme soviétique triomphant qui se dégage des couleurs du premier mouvement, mais un wanderer qui porte sur lui la tragédie de l’histoire. La superbe plastique de l’orchestre, en particulier des cordes, est admirable et le maestro peut mettre en avant le dialogue des pupitres tout en soignant la progression vers le climax impactable de ce mouvement. Une ironie acide et grinçante, mais jamais précipitée traverse le second mouvement, avant que le superbe Largo se déploie avec la sonorité flatteuse des cordes, portées par une direction qui suggère la noirceur du ton global. L'Allegro non troppo conclusif est emporté au brio virtuose, mais sans faux panache. Alain Altinoglu prend le temps de souligner les contrastes et les noirceurs de l’âme derrière cette apparence triomphatrice à l’image de ce wanderer marqué par les violences de son temps, mais qui va de l'avant, cheminant au fil du tragique de son destin.
Certes, la discographie de cette Symphonie n°5 est pléthorique et d’un niveau tant superlatif que vertigineux, mais on entend ici un Chostakovitch humain, à mille lieues des lectures en mode “concerto pour orchestre” en parade ou “néo-tchaikovskiennes” que l’on on sert bien trop souvent dans cette œuvre rabâchée.
Ce début d’intégrale est une immense grande artistique, qui nous rend encore plus impatients d'écouter la suite. Autre atout de qualité pour cet enregistrement : l’excellent texte de présentation signé par Nikita Sorokine.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 9