Songe d’une Nuit d’Été : Mendelssohn théâtralisé par une encombrante narration

par

Felix Mendelssohn (1809-1847) : Ein Sommernachtstraum, Ouverture Op. 21 et musique de scène Op. 61. Max Urlacher, narrateur. Mi-Young Kim, soprano. Anna Erdmann, mezzo-soprano. RIAS Kammerchor de Berlin. Freiburger Barockorchester, Pablo Heras-Casado. 2023. Livret en français, anglais et allemand ; paroles en allemand et traduction bilingue. 62’25’’. Harmonia Mundi HMM 902724 

« L'exemple le plus frappant que je connaisse d'un jeune compositeur stupéfiant le monde par un style à la fois fascinant, original et parfaitement neuf est celui de Mendelssohn qui à dix-sept ans composa l'Ouverture du Songe d'une nuit d'été. Aujourd'hui encore, alors que soixante-six ans ont passé, on en sent toute la nouveauté » confiait George Bernard Shaw dans les colonnes de The World le 1er juin 1892. La délicieuse invention autour du Midsummer Night’s Dream de Shakespeare s’épancha en deux temps : d’abord l’Ouverture en 1826, puis une musique de scène en 1842 à la demande du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, s’inscrivant dans une traduction en allemand d’August Wilhelm Schlegel et une adaptation/condensation par Ludwig Tieck. Quatorze numéros orchestraux (avec quelques appoints vocaux) et un tissu conjonctif accompagnant les paroles du mélodrame.

Dans cette partition, les interprètes au disque, au concert, au théâtre, font leur marché : la géniale Ouverture, qui contient les germes thématiques et sémantiques de l’œuvre amplifiée, est un chef-d’œuvre du romantisme, à cet égard souvent enregistrée dans les anthologies mendelssohniennes, au même titre que Les Hébrides. Les plus célèbres épisodes (Scherzo, Nocturne, Marche nuptiale) jouissent aussi d’une vaste discographie, qui les abonde parfois par l’essentiel de la musique de scène. Les versions d’Otto Klemperer (Emi, janvier-février 1960), de Rafael Kubelík (DG, novembre 1964), Peter Maag (Decca, février 1957), Rafael Frühbeck de Burgos (Decca, février 1968), Eugene Ormandy (CBS, avril-mai 1976), Neville Marriner (Philips, mars 1983) sont autant de références. La précédente réalisation sous ce label Harmonia Mundi, celle de Philippe Herreweghe en 1994, laissait une appréciation mitigée, quand elle éveillait peu la féérie et se dissipait dans une captation très réverbérée.

Plus rares sont les enregistrements qui briguent la totalité de l’opus 61 en ambitionnant un équilibre entre substrat musical et narration. Dans cette tentative de trouver le format adéquat en-dehors d’une représentation, on ne trouve guère deux options identiques, si l’on envisage les divers compromis de Nikolaus Harnoncourt (Teldec, juillet 1992, lecture tant intrépide que les récitations tombent à plat), Seiji Ozawa (DG, octobre 1992), Claudio Abbado dans le cadre du Silvesterkonzert (Sony, décembre 1995), John Nelson avec la troupe de l’Oxford and Cambridge Shakespeare Company (Virgin, décembre 2001). La récente initiative de Jordi Savall, à l’occasion des 25 ans de son label Alia Vox, pousse loin le luxe et épuise les possibilités, en kit : intégralité du mélodrame à entendre en anglais ou allemand, avec dialogue dits par des acteurs, et les numéros chantés eux-aussi dans les deux langues, le tout étalé en quelque deux cents minutes sur quatre SACD !

Le présent disque propose les traductions originales de Schlegel revues par Michal Köhlmeier, enrichie d’une trame narrative conçue par Max Urlacher et Martin Bail, dramaturge associé au Freiburger Barockorchester. Dans la mesure où la pièce de Shakespeare inclut déjà une mise en abyme, on mesurera combien le retraitement de 1842, lui-même réfracté par les appropriations contemporaines, ajoute des niveaux de perception et complexifient ce mille-feuilles de polytextualité. En l’occurrence, Mar Urlacher se charge de tous les rôles : le facétieux Puck, Obéron le roi des elfes, Thésée, et même la reine des fées Titania ; il incarne l’ironique tragédie de Pyrame et Thisbé, intervient pour situer l’intrigue. Et conclut l’album en déclamant, dans un anglais étrangement prononcé, l’ultime tirade de Puck « If we shadows have offended… Give me your hands, if we be friends, And Robin shall restore amends ».

C’est peut-être là que le bât blesse, si l’on considère que cette perspective théâtrale risque peu de passionner une audience internationale pas forcément germanophone. C’était déjà la limite de la prestation de Friedhelm Eberle, qui en outre fardait les personnages féminins d’une cocasse voix de fausset, travestissant la lecture au demeurant excellente de Kurt Masur avec les forces du Gewandhaus de Leipzig (Teldec, septembre 1990). Peut-être que la sensation du live, avec réactions du public en salle, absente dans cet enregistrement, pallierait cet artifice qu’on ne peut pas zapper au regard de la plagination du CD. Du moins l’éditeur propose-t-il sur les plateformes de streaming un tracklisting qui s’en tient au strict contenu musical.

Dommage car en soi la lecture conduite par Pablo Heras-Casado, qui avec son orchestre de Freiburg a déjà gravé quatre des symphonies du compositeur, suscite l’enthousiasme. Phrasés vifs et croustillants, traits anguleux qui n’éliment ni n’embourgeoisent la vigueur rythmique (superbe Marche nuptiale, acerbe à souhait, dans la lignée d’Antal Doráti à Vienne, –Philips, 1958), textures aux saveurs extrudées (l’Intermezzo, clarinette et basson goguenards dans la Marche funèbre, Nocturne aérien, presque gazeux). Tout en prônant le senza vibrato typique du HIP, les cordes sonnent plus nourries que celles du Concert des Nations. La fantasmagorie ne se compromet pas dans un romantisme sirupeux : on a certes connu des Bunte Schlangen, zweigezüngt plus touchants, par exemple le recours inattendu aux voix d’enfants par André Previn, avec le Finchley Children's Music Group (Emi, décembre 1976). En tout cas, le pétillant esprit, le sens de l’étrangeté inhérents à l’original shakespearien ne sont pas trahis, mais exaltés, et se feuillettent comme un conte où s’aiguise l’intelligence des situations.

Nous évaluons ci-dessous la bavarde mouture qui est celle du CD, étant dit qu’expurgée de ses encombrants narrations et dialogues, la vibrante concrétisation musicale du maestro espagnol et son orchestre mérite une oreille ravie. Globalement, on privilégiera toutefois l’alternative de John Eliot Gardiner (LSO, février 2016) : la direction calligraphiée du chef anglais n’est peut-être pas aussi stimulante que celle d’Heras-Casado, mais la dramaturgie distribuée entre trois protagonistes en langue anglaise s’avérait bien plus crédible et plaisante, nous transportant avec tant de truculence que de poésie dans les péripéties de cette fable athénienne.

Christophe Steyne

Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8

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