Le monde d’après II - La gratuité sera-t-elle le second clou du cercueil de la culture ?
Nous poursuivons la scénarisation possible du monde tel qu’il pourrait être à la sortie de la crise du Covid-19. L’épidémie va sans aucun doute déboucher sur des transformations majeures et le domaine de la musique classique ne devrait pas être épargné par des métamorphoses. Nous attirons votre attention sur le fait qu’il ne s’agit que de scénarios, cela ne veut pas dire que ce qui est écrit peut se produire, ni même que nous souhaitons cette évolution. Après un premier texte sur la démondialisation de la musique classique, nous évoquons ici des conséquences de la gratuité telle qu’elle s’est imposée dans cette période de confinement.
L’Organisation Mondiale de la propriété intellectuelle, institution spécialisée des Nations Unies dont le siège est à Genève, vient de lancer, via son Président Francis Gurry, une alarme quant aux conséquences de la multiplication de l’accès gratuit des contenus culturels : livres, concerts et autres. La gratuité qui s’est multipliée en cette période de confinement pose des problèmes liés aux respects de la propriété intellectuelle et des droits des différents acteurs professionnels. Cette prise de position survient au moment de l’entrée en vigueur du Traité de Pékin signé en 2012 et qui prévoit une meilleure protection des artistes de l’audiovisuel. Etrange coïncidence !
L'interruption de la vie musicale a rapidement conduit à un basculement digital impressionnant par sa quantité ! Des artistes aux institutions, tous les acteurs de la scène artistique se sont rués, mus par une énergie de survie, vers des solutions digitales et gratuites. Les grosses institutions mondiales qui avaient déjà pu investir dans des plateformes digitales ont basculé vers l'accessibilité gratuite ou le renforcement de l’offre alors que d’autres ont tenté de rattraper leur retard. La boite mail de Crescendo fut même un temps submergée par un tsunami de communiqués de presse... comme si la mise en ligne d’un opéra ou d’un concert sur une page d’un site valait pour une stratégie...
Pour le mélomane, l’affaire est excellente car, sans débourser un seul centime, il a toute la vie musicale internationale à sa portée ! Un confinement de longue durée ne lui suffirait pas pour tout écumer et il serait intéressant de connaître les chiffres d’audience de cette offre pléthorique. Cependant la gratuité de l’accès soulève autant de questions éthiques que de risques de conséquences à terme.
La gratuité n’est pas en soi négative, et il ne s’agit pas la condamner pour ce qu’elle est. Cependant, si l’utilisateur final ne paie pas, c’est que quelqu’un d’autre paie la note, ou ne la paie pas. Outre le fait que la gratuité de ces diffusions sur Internet ne rapporte rien aux institutions, elle court-circuite les schémas de productions. Si tel opéra contemporain est accessible gratuitement, quel consommateur acceptera ensuite de payer ne serait-ce qu’un abonnement mensuel de 10 euros pour le visionner sur une plateforme de VOD, sans même parler d’une édition en DVD, en CD ou en téléchargement ? Le basculement vers le gratuit pressure également toutes les étapes de production. Les interprètes, le compositeur, les éditeurs, les labels se retrouvent ainsi symboliquement démunis.
Certes, la situation est exceptionnelle, mais elle arrive dans un mainstream très largement défavorable aux artistes et aux acteurs de l’industrie culturelle. L’argument de la “visibilité” contre la “gratuité’ et une antienne répétée à satiété et souvent le prétexte pour ne pas payer les droits ou même les nier ! Y compris dans le chef d’institutions reconnues ! Les métiers de culture font aussi face à l’uberisation que nous avons évoquée précédemment, sans oublier que, souvent, les artistes sont obligés de mettre la main à la poche pour financer des projets, en particulier des enregistrements. Cette somme d’éléments débouche sur une spirale infernale et potentiellement mortifère.
Il ne s’agit pas de blâmer le consommateur final, mais les conséquences de cette gratuité totale devraient être réfléchies par celles et ceux qui la pratiquent. Il ne faut pas oublier qu’il est essentiel de créer de la valeur, celle qui permet aux artistes de continuer à vivre mais qui est également réinvestie dans la création, la production et la diffusion. Les habitudes prises deviennent vite intangibles, peu de gens accepteront de payer pour ce qu’ils ont reçu gratuitement et, à ce titre-là, les conséquences risquent d’être lourdes, très lourdes !
Pierre-Jean Tribot
Crédits photographiques : Pixabay
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