La poésie de Schumann 1840 ciselée par le baryton Samuel Hasselhorn

par

Robert SCHUMANN (1810-1856) : « Stille LIebe ». Tragödie, op. 64 n° 3 ; Belsatzar, op. 57 ; Zwölf Gedichte von Justinus Kerner, op. 35 ; Die Löwenbraut, op. 31 n° 1 ; Die beiden Grenadiere, op. 49 n° 1 ; Die feindlichen Brüder, op. 49 n°2 ; Fünf Lieder, op. 40. Samuel Hasselhorn, baryton ; Joseph Middleton, piano. 2019. Livret en français, en anglais et en allemand. Textes des Lieder avec traduction anglaise. 64.23. Harmonia Mundi HMN 916114.

Le souvenir qu’a laissé à Bruxelles Samuel Hasselhorn lorsqu’il a gagné le Concours Reine Elisabeth de chant 2018, en centrant la majeure partie de sa prestation sur des lieder, est encore dans toutes les mémoires. On est donc très heureux de le retrouver dans ce premier récital pour le label Harmonia Mundi Nova, dans une série consacrée aux jeunes interprètes. Né en 1990 à Göttingen, Samuel Hasselhorn étudie à Hanovre et à Paris avant de se perfectionner à New York. Avant Bruxelles, il participe à plusieurs concours et y remporte plusieurs prix. Depuis deux saisons, il est membre du Wiener Staatsoper où il est apparu dans des opéras de Mozart, Donizetti, Puccini, Beethoven, Weber ou Richard Strauss. Il a à son actif deux autres enregistrements : Nachtblicke, un récital Pfiztner, Reimann, Schubert (dont Erlkönig) chez GWR Records en 2014, avec Takako Miyazaki au piano, et un autre consacré aux Dichterliebe, avec Boris Kusnezow, en 2018. Au Concours Reine Elisabeth, Hasselhorn se lie d'amitié avec l’un des accompagnateurs officiels du concours, l’Anglais John Middleton (°1981), qui jouit d’une belle réputation en tant que partenaire de solistes du chant, ainsi qu’en témoignent des enregistrements avec Louise Alder, Carolyn Sampson ou Felicity Lott. Devenu complice sur le plan musical, le duo baryton/piano propose aujourd’hui un programme où la poésie et l’atmosphère introspective règnent en maîtres.

Le choix s’est porté sur une série de romances et ballades composées par Schumann en 1840. Le compositeur a trente ans, l’âge de son interprète d’aujourd’hui, et en septembre, il peut enfin épouser Clara. Les premiers mois de l’année, d’intense création, seront suivis d’une période de difficulté à composer, conséquence des émotions liées à l’événement tant espéré. Le bilan de 1840 est néanmoins éloquent : Schumann écrit en tout cent trente-huit lieder, soit plus de la moitié de ceux qu’il composera. Il choisit des poètes de qualité, notamment Heinrich Heine, Justinus Kerner, Adelbert von Chamisso et Hans Christian Andersen traduit par Chamisso que l’on retrouve ici. Dans le livret, Hasselborn explique que le programme offre une dimension très intime : il requiert imagination, sentiment et empathie. Et il ajoute : Atemporel, le lied touche l’âme, il nous bouleverse, nous émeut. Et sa beauté, sa force et sa contemporanéité font qu’il n’est pas près de mourir ! Le récital confirme en tous points les propos du baryton qui allie la palette de couleurs à celle des nuances, la capacité narrative à une diction parfaite, et un raffinement dans l’aspect héroïque comme dans la retenue. Hasselhorn fait partie des chanteurs de race.

L’Opus 64 n° 3 qui ouvre le programme pourrait résumer les affres de cette année 1840 : Tragödie est un court drame éclairant sur la situation vécue. Dans le texte, Heine incite la femme à devenir son épouse, sous peine de demeurer solitaires chacun de son côté ; l’aspect sombre de la séparation est présent. La voix de Hasselhorn s’inscrit d’instinct dans la douleur, sans la forcer, lui conférant cette mélancolie qui nous touche d’emblée. La ballade Belsatzar, toujours de Heine, composée en février 1840, évoque un roi de Babylone sacrilège au destin fatal ; n’est-elle pas caractéristique d’un état d’esprit à la fois agité et peut-être résigné ? Hasselhorn y place de la vaillance, de la clarté d’intonation et de la subtilité. On abandonne alors Heine le temps de se pencher sur les émouvants Zwölf Gedichte de Julius Kerner que le compositeur lui-même considérera non pas comme un cycle, mais comme une « suite » de lieder (« Liederreihe »). Schumann a passé le cap du mariage enfin célébré, l’inspiration est revenue et l’ensemble est achevé vers la mi-décembre. Le compositeur y glisse une série de thèmes : désir d’une nuit d’orage, adieu à l’amour et à la joie par le biais de l’appel monastique d’une jeune fille qui brise le cœur de celui qui l‘aime, chanson de marche, premiers bourgeons et nostalgie de la forêt…, mais encore amour secret, larmes cachées, avec en point d’orgue la question Wer machte dich so krank ? (« Qui t’a rendu si malade ? »). 

Hasselhorn se glisse dans ces univers avec une émotion qui n’est jamais ostentatoire, car il en possède une compréhension généreuse qu’il traduit par un style où les inflexions du texte littéraire et musical sont d’une absolue unité. Le timbre est beau, maîtrisé, ample quand il le faut, mais aussi ciselé avec art. Ecoutez le Stille liebe, le huitième poème, qui donne son titre au CD, pour comprendre à quel point la sensibilité est riche en contenu et en retenue. La substance intime est si intériorisée qu’elle nous conduit aux limites de l’âme, d’autant plus que Joseph Middleton est un partenaire fusionnel tout au long de ce parcours magnifique. Sa complémentarité à la démarche lyrique de Hasselhorn apparaît comme l’évidence même. 

On poursuit l’écoute, émerveillé, avec le premier des Drei Gesänge de l’opus 31, Die Löwenbraut, d’après Chamisso, où la sobriété rejoint une déclamation funèbre, et les deux premières Romanzen und Balladen de l’opus 49, un retour à Heine. Die beide Grenadiere, où on reconnaît l’hymne français, est fier et vaillant, tandis que Die feindlichen Brüder, qui évoquent une rivalité amoureuse entre deux frères qui mourront dans un absurde duel, souligne l’aberration d’actes extrêmes. Le récital s’achève par les Fünf Lieder de l’opus 40 ; il s’agit ici de textes du Danois Andersen traduits par Chamisso. L’amour trahi ou le rêve terrifiant d’une mère sont des moments fascinants, sur fond de fantastique noir. Ils précèdent Die Soldat, histoire d’une tragique exécution, avec de fatidiques roulements de tambours au piano, et les deux dernières pièces qui parlent d’amours impossibles. Hasselhorn s’adapte à chaque atmosphère qu’il dépeint avec aisance, se servant avec souplesse de la plénitude comme de la flexibilité de sa voix, le tout dans un total dosage des nuances. 

 

A coup sûr, le lied est le domaine de Hasselhorn : il le sert avec une haute expressivité, il sait comment donner à chaque texte sa propre identité. Il atteint déjà une forme d’aboutissement incitant à considérer qu’il fait partie du petit nombre des chanteurs actuels capables de servir le mieux un univers où règnent l’intériorité, la capacité dramatique, la pudeur, mais surtout l’humilité. Cet admirable récital, enregistré du 17 au 20 juillet 2019 dans la salle de concerts La Courroie d’Entraigues-sur-la-Sorgue (Avignon) est à marquer d’une pierre blanche. Il confirme un talent éclatant et met en évidence bien plus qu’une grande voix : une nature, dont l’essence est celle des poètes du chant.

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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