La Roque d’Anthéron : pépinière de jeunes talents

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Le Festival International de Piano de La Roque d’Anthéron devait fêter ses 40 ans avec une programmation centrée sur le 250e anniversaire de Beethoven. Le Coronavirus ne l’a pas permis tel qu’il était conçu initialement, mais René Martin, directeur artistique du Festival, a concocté un cocktail tout aussi réjouissant, en privilégiant les pianistes français. Ainsi, les jeunes interprètes émergents ont été particulièrement mis en avant dans cette édition. En effet, depuis quelques années, la France voit s’épanouir de nombreux jeunes musiciens talentueux, notamment chez les pianistes et violoncellistes.

La série de 6 concerts pour l’intégrale chronologique des sonates pour piano de Beethoven, les 7 et 8 août derniers, est partagée par onze interprètes, six de la génération « intermédiaire » nés dans les années 1960-1970 (Claire Désert, François-Frédéric Guy, Florent Boffard, Jean-Efflam Bavouzet, Emmanuel Strosser, Nicholas Angelich), et cinq de la toute dernière génération, des années '90 : Yiheng Wang, Manuel Vieillard, Nour Ayadi, Kojiro Okada, et Rodolphe Menguy -parlons des trois derniers que nous avons entendus le 8 août, plutôt que de leurs aînés dont on connaît déjà largement le talent. D’autres jeunes sont invités à donner des récitals, comme Célia Oneto Bensaïd et Jorge Gonzalez Buajasan, que nous avons entendus le 10 août.

Beethoven par trois jeunes interprètes

Nour Ayadi et Kojiro Okada ont joué respectivement les Sonates n° 23 en fa mineur op. 57 Appassionata et n° 25 en sol majeur op. 79 A la tedesca, à l’espace Florans, une scène sous des platanes centenaires, spécialement aménagée pour cette édition. Née au Maroc en 1999, Nour Ayadi entre au Conservatoire National Supérieur de Musique de Danse (CNSMD) de Paris en 2016 et elle a reçu l’année dernière le Prix Cortot à l’École Normale de Musique de Paris. Elle a cette immense qualité de ne jamais être agressive, elle ne procède à aucun moment à un tape à l’oreille. Si ses contrastes dynamiques sont admirables, elle semble quelque peu privée de liberté (contrairement à L’Oiseau de feu entendu lors du Prix Cortot), notamment dans les détails qui restent à clarifier. Pour autant, l’espace est légèrement sonorisé pour que le son passe parmi les arbres et les chants de cigales. Cette sonorisation, bien que très bien réglée, fausse quelque peu nos impressions (nous y revenons)…

Kojiro Okada (l’auteur de ces lignes n’a aucun lien de parenté avec lui), né de parents japonais à Bordeaux en 1999, est un musicien-né. Il entre au CNSMD de Paris à l’âge de 13 ans mais s’est déjà produit en 2010 à la Salle Pleyel pour le bicentenaire de la naissance de Chopin. Dans la Sonate n° 25, le premier mouvement déborde d’élan juvénile ; dans la formule répétée qui traverse le développement, il nous invite à tendre l’oreille pour de subtils changements d’humeur. L’« Andante » est sous le signe d'un lyrisme nostalgique et tendre, doublé d’une sonorité extrêmement limpide, qualité qu’on remarque tout de suite d’ailleurs. Quant au finale, il profite de la simplicité de la structure et du thème pour faire sonner le piano à sa convenance, tantôt discrètement, tantôt largement, tout en étant expressif et affirmatif à la fois.

Le soir, à l’auditorium (scène principale dont la jauge est réduite à 600 au lieu de 2000), Rodolphe Menguy, né en 1997, brille tout autant que François-Frédéric Guy, Emmanuel Strosser et Nicholas Angelich, ses compagnons de la soirée. Il interprète l’avant-dernière sonate op. 110 et fait preuve d’une grande maturité grâce à son appropriation profonde de l’œuvre. Dès le premier mouvement, il est mélodieux pour les chants et arpèges, flexible tout en gardant la rigueur ; plus l’œuvre avance, plus une profondeur s’ajoute. Au milieu, lorsque Beethoven s’interroge, réfléchit, plonge dans ses souvenirs, Menguy se fait son porte-parole pour faire revivre le monde intérieur du compositeur. Arrivé à l’arioso et enfin à la fugue, chaque auditeur vit un voyage, bercé au rythme et au son du jeune pianiste, et à la fin, on s’ouvre devant le message d’espoir de Beethoven que notre pianiste a si bien réussi à transmettre. Les auditeurs tapent les gradins des pieds pour exprimer leur satisfaction, signe d’appréciation le plus convoité !

Deux récitals envoûtants

Le dimanche 10 août au matin, Célia Oneto Bensaïd donne un récital tout Glass, le programme qu’elle qualifie elle-même d’« OVNI » pour ce Festival. Elle l’a intitulé « Temps suspendu » et invite l’auditoire à se laisser aller par un temps qui ne se mesure pas selon nos critères quotidiens. Elle insère les cinq Metamorphosis d’après Kafka entre les trois mouvements de Trilogy Sonata. Ces musiques hypnotisantes, avec lesquelles la pianiste nous plonge dans l’infini -même si une pièce ne dure que cinq minutes, cela pourrait continuer pour l'éternité !- font même taire les cigales, d’habitude très bruyantes. Elle joue quatre bis. D’abord Der Zauberlehrling (L’apprenti sorcier) de Ligeti dans le prolongement du programme, puis Maple Leaf Rag de Joplin (elle prend le micro pour expliquer l’origine du Cake-walk), Number One, la première œuvre pour piano solo de Camille Pépin (née en 1990) et La Tartine au beurre de Mozart. Voilà une matinée originale et « suspendue », dont le public était ravi.

Le même jour à 17h, de nouveau à l’espace Florans, Jorge Gonzalez Buajasan, né à La Havane en 1994, fascine par la beauté de ses pianissimi dans un programme Chopin. Nous sommes immédiatement séduits par sa sensibilité fine lorsqu’il joue des passages et des mouvements calmes et lents. Ainsi, il interprète les parties en majeur de la Ballade n° 2 comme s’il caressait un souvenir lointain ; la Mazurka op. 59 n° 2 en la bémol majeur avec un ton rêveur et heureux, et ce ton est particulièrement exquis dans la coda ; le « Largo » de la Sonate n° 3 est littéralement « large » sous ses doigts, avec une formidable vocalité qui prend le temps de respirer. Les nuances piano, pianissimo et pianississimo sont d’une finesse et d’une grâce… Cela évoque de nombreux témoignages qui rapportent que Chopin sur son Pleyel variait à l’infini ces nuances allant de p. à ppp. … Seulement, par souci de « mieux » faire entendre, les sons magiques ont été amplifiés plus que nécessaire, jusqu’à produire de petits échos exigeant une sérieuse adaptation de l’oreille. Pour des œuvres d’envergure comme ladite Sonate ou la Fantaisie, sa manière de construire les pièces et de mettre en relief leurs caractères théâtraux est telle qu’on sent quelque chose qui palpite en lui et qu'on attend avec impatience l’éclosion de ce « quelque chose ». Dans tous les cas, c’est un pianiste qui recèle un grand potentiel et nous avons hâte de le réentendre dans de bonnes acoustiques.

Le Festival continue jusqu’au 21 août. Toutes les informations sur le site.

Crédits photographiques © Christophe Grémiot

Victoria Okada

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