La soprano Nina Bezu et la transcendance chez Crumb, Strauss et Schubert

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Überweltlich. Georges Crumb (1929-2022) : Apparition, chants élégiaques et vocalises pour soprano et piano préparé, sur des textes de Walt Whitman. Richard Strauss (1864-1949) : Die Nacht, op. 10 n° 3 ; Geduld, op. 10 n° 5 : Die Zeitlose op. 10 n° 7 ; Morgen op. 27 n° 4 ; Nachtgang op. 29 n° 3. Franz Schubert (1797-1828) : Der Tod und das Mädchen D 531 ; Du bist die Ruh D 776 ; Nacht und Träume D 827 ; Die junge Nonne D 828 ; Die Allmacht D 852. Nina Bezu, soprano ; Matthias Alteheld, piano. 2024. Notice en allemand, en anglais et en français. 60’ 06’’. Schweizer Fonogramm SF0017. 

Cet album a pour but d’explorer les zones entre nos impressions sensorielles rationnelles et l’inconnu. Les mélodies choisies décrivent des expériences sur ce qui se trouve au-delà du perceptible, et comment les expériences limites nous font sentir de manière bouleversante et paisible que nous faisons partie d’une communauté, de la nature, d’un monde tellement plus grand que notre conscience, écrit la soprano Nina Bezu, qui affirme, en même temps, son admiration pour le poète transcendantaliste américain Walt Whitman (1819-1892) et pour son œuvre principale, Leaves of Grass  (Feuilles d’herbe), qui a accompagné l’écrivain pendant toute son existence et a connu plusieurs versions. Nina Bezu ajoute que le poète a souvent exploré la relation entre le corps et l’âme, et que le cycle de mélodies Apparition de Georges Crumb, qui a mis Whitman en musique, l’a toujours fascinée. Le présent programme est la concrétisation de cette admiration, à laquelle s’ajoute un choix de lieder de Schubert et de Richard Strauss, qui explorent et décrivent des profondeurs émotionnelles et des étendues philosophiques très similaires.  

La Berlinoise Nina Bezu, qui a étudié le chant à l’Université des arts de Berlin, après s’être spécialisée en mathématiques et en philosophie dans une autre université de la capitale allemande, a interprété sur diverses scènes, depuis ses débuts il y a une bonne dizaine d’années, Purcell, Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Brahms, Verdi ou Richard Strauss, et s’est produite dans La Walkyrie, à Naples, aux côtés de Jonas Kaufmann. Saluons le choix qu’elle a effectué pour la présente exploration du surnaturel. Au-delà de Crumb, les lieder sélectionnés de Schubert ou de Richard Strauss s’inscrivent dans cette ligne, entre mystère, transfiguration du réel et enchantement.

George Crumb a composé Apparition en 1979 pour la mezzo-soprano Jan DeGaetani et le pianiste Gilbert Kalish, qui ont créé l’œuvre le 13 janvier 1981 à New York, avant de l’enregistrer pour Bridge Records en 1984. Il s’agit de six chants, avec trois brèves vocalises intercalées, sur des textes tirés de When Lilacs Last in the Dooryard Bloom’d (Quand les derniers lilas ont fleuri dans la cour) de Whitman ; ils font partie d’un ensemble qui a pour titre global Memories of President Lincoln, écrits après l’assassinat de ce dernier en 1865. En un peu moins de vingt-cinq minutes, le compositeur américain place cette expérience de la mort dans un contexte hypnotique : Crumb se concentre sur des motifs centraux de la poésie de Whitman, à savoir la relation microscopique entre le corps et l’âme et la relation macroscopique entre l’homme et l’univers, précise David Treffinger dans la notice. La nature, l’immensité de l’océan ou l’inéluctabilité de la mort sont magnifiées par des métaphores nuancées, qui apportent une vision apaisée de la mort, dans une approche circulaire, s’amplifiant et s’enrichissant par un retour vers une forme de vie universelle. 

La portée du message s’inscrit dans un climat aux effets sonores produits par le piano préparé et amplifié, dont la palette de dimensions colorées, à la fois intemporelles et mystérieuses, est bien servie par le pianiste Matthias Alteheld, un spécialiste du lied, le chant se situant entre plaintes et éclats. Nina Bezu interprète ce cycle avec beaucoup de sensibilité et d’investissement émotionnel, dans un contrôle permanent de la voix. Christine Schäfer avait gravé ce cycle, avec densité, pour Onyx en 2007, dans un couplage avec des pages de Purcell, Eric Schneider étant au piano. Au-delà de la version de la créatrice, Jan DeGaetani, couplée à des mélodies de Charles Ives et difficile à trouver, la rareté des disponibilités discographiques rend indispensable la double présence de Schäfer et de Bezu, aussi réussies l’une que l’autre. 

Cinq mélodies de Richard Strauss et cinq autres de Schubert sont en complément. Pour le premier nommé, trois lieder de l’opus 10 (1885), influencés par Schumann, Die Nacht, Geduld et Die Zeitlose, sur des poèmes de Hermann von Gilm (1812-1864) : amant en angoisse devant la nuit, en mal de patience ou face à l’ultime amour, assimilé à de dernières fleurs, belles mais mortelles. Les deux autres lieder, extraits de l’opus 27, à savoir la promenade nocturne extatique (Nachtgang) et le superbe Morgen !, sur des vers de John Mackay (1864-1933), au sein duquel la félicité enrobe le couple, concrétisent le bonheur de la rencontre avec la cantatrice Pauline de Ahna, que Strauss épouse en 1894. Avec sa voix claire et ample, Nina Bezu en souligne le caractère immatériel et intemporel. Avec Schubert, l’expérience avec le monde onirique (Nacht und Träume), la jeune fille attirée par la mort qu’elle repousse, mais où elle va trouver la paix (Der Tod und das Mädchen), l’obsession du désir (Die junge Nonne), la portée dramatique et hymnique de la louange à la puissance du ciel (Die Allmacht), et l’intériorité reposante de l’amour (Du bist die Ruh) complètent un plaisant tableau global. 

Ces apports straussiens et schubertiens s’inscrivent bien dans la conception de l’album, dont on soulignera la qualité de la présentation, avec insertion de belles illustrations en couleurs. Nina Bezu, avec son chant large et chaleureux, qu’elle laisse parfois se développer de façon trop généreuse, atteint le but recherché. Matthias Altehekld est un partenaire sobre et attentif, qui met en valeur l’émotion palpable de la cantatrice.

Son : 8,5    Notice : 10    Répertoire : 10    Interprétation : 8,5

Jean Lacroix

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