Hansjörg Albrecht achève à Zurich son intégrale à l’orgue des symphonies de Bruckner
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie 9 en ré mineur WAB 109 [complétée par Gerd Schaller, transcription Erwin Horn] ; Libera me Domine WAB 22 [transcription Hansjörg Albrecht]. Philipp Maintz (*1977) : Aus tiefer Not schrei ich zu dir. Hansjörg Albrecht, orgue du Fraumünster de Zurich. Novembre 2023. Livret en allemand, anglais. Deux CDs 53’24’’ + 48’04’’. OEHMS Classics OC 485
À l’occasion du deux-centième anniversaire de la naissance de Bruckner, cet album couronnait le projet mené par Hansjörg Albrecht, sous l'égide de Christian Thielemann, chef de la Staatskapelle de Dresde. Nos colonnes se sont déjà penchées sur les première, deuxième, troisième, quatrième, cinquième et sixième symphonies de ce parcours intégral. Cathédrale et Brucknerhaus de Linz, Westminster Cathedral de Londres, St. Peter et St. Margaret de Munich, Konzerthaus et Musikverein de Vienne, Hofkirche de Lucerne, Gewandhaus de Leipzig : une pertinente palette d'orgues furent chaque fois choisis pour leur lien avec la biographie du compositeur, voire avec chaque œuvre.
Ce n'est certes pas la première fois qu'un organiste aborde l'ultime symphonie du maître de Saint-Florian. On peut citer les témoignages, concomitamment parus, de Thilo Muster (Organroxx, 2019) et Gerd Schaller (Hänssler, 2020). À l’instar de ce dernier, l'intérêt du présent album est de s'annexer le Final que le compositeur n'eut pas le temps d'achever. Une vingtaine de feuillets manquent encore aujourd'hui à l'appel, notamment la coda, ce qui n'empêcha pas de vouloir sonder et reconstituer les intentions de l’auteur. Depuis les tentatives d'Alfred Orel en 1934, l’heure était à l’exégèse : déjà en avril 1932, Sigmund von Hausegger confrontait devant le public munichois la version originale et celle admise jusque-là, incluant les ajustements de Ferdinand Löwe. Au fil des décennies, grâce au renfort de la science musicologique, une partition en quatre mouvements fut éditée en 2004 et enregistrée par Simon Rattle à la Philharmonie de Berlin en février 2012 (Emi). Le présent CD se réfère au Final conjecturé par Gerd Schaller et à la transcription qu'Erwin Horn réalisa pour les tuyaux.
Même si le rapport entre Zurich et le compositeur autrichien n'est pas évident, et n’est guère explicité dans la notice, rappelons qu’il s’y était rendu du 26 au 28 août 1880 dans le cadre d’un séjour en Suisse, où il ne manqua pas de soulever l'enthousiasme par ses improvisations à la console. Lui-même fut impressionné par l'orgue du Grossmünster, construit par les ateliers Kuhn en 1876, et échangea ses vues avec le titulaire, Gustav Weber. Ce n’est pourtant pas cet instrument, qui n’existe plus, à la faveur d’une reconstruction de 1960 par la firme Metzler, qui a été retenu. Mais celui du Fraumünster, sur l’autre rive de la Limmat. Il embarque certes des ressources encore plus vastes : 90 jeux partagés entre un Hauptorgel et un Chororgel qui lui est accouplable, s'adjoignant deux plans supplémentaires au gré d'un Fernwerk, notamment une Subbaß dont le pédalier principal est dépourvu.
Malgré cette envergure qui permet un large éventail de registrations, et une nef réverbérée propice au mysticisme inhérent à l’univers du « serviteur de Dieu » et en particulier à cet opus, l’interprétation donnera du grain à moudre aux contempteurs des arrangements pour orgue. Dans le Feierlich, misterioso, la maîtrise structurelle et émotionnelle d’Hansjörg Albrecht est évidente, distillant avec art des camaïeux poétiques pas toujours suffisamment dramatisés. On appréciera les nuances qui s’estompent au lointain (transition pizzicato en si bémol, 2’31), la suavité accordée à la section en ut majeur du second thème (4’54), les magiques effets d’écho du langsamer (6’54), les dégradés de pédalier (17’06), les délicates luminescences perfusées à la coda (22’58). Sans surprise, les anches 32’ vrombissent pour l’impérieuse troisième section du thème principal (2’03, et idem dans la récapitulation à 14’30). On reste moins convaincu par l’épisode moderato (7’49) qui manque d’intensité dans son cheminement, et déçu par le climax en fa mineur (22’01) qui résonne prosaïquement.
Même constat plutôt favorable pour l’Adagio, qui dans l’ensemble ne s’éternise pas, grâce à un tempo soutenu. On appréciera maints touchants moments, ainsi la douce émotion qui s’empare du sehr langsam (12’37), le guillochis de la mesure 140 (13’49) qui se registre en parfait mimétisme avec la mouture orchestrale (hautbois, flûte), la spatialisation osmotique (15’57) de la mesure 161. Comme dans le premier mouvement, les anches interviennent aux points névralgiques (le marcato sempre, 10’07), le 32’ vient étayer les climax (12’09, 19’10). On est moins conquis par le sehr langsam conçu pour s’épancher sur la corde de sol mais qui semble ici plus évanescent que langoureux ; moins conquis par la scansion des basses (14’28) qui aurait mérité meilleure netteté.
Cependant, c’est surtout le Scherzo qui déçoit, se vaporisant en contours incertains dans l’ample résonance du lieu. Son élan manque moins de puissance que de projection, de fermeté, de tranchant, d’opiniâtreté. Par ailleurs, ne serait-ce qu’à titre documentaire, on se réjouit de disposer d’une lecture à l’orgue du Final reconstitué, mais la prestation et la captation manquent de plénitude pour contrebalancer la densité des trois mouvements mieux connus. En complément de programme, deux pièces reflétant l'affliction et la soif de délivrance introduisent judicieusement le premier disque. D'abord un le motet Libera me domine, arrangé par l’organiste. Ensuite un prélude de choral Aus tiefer Not où Philipp Maintz s'inspire du Miserere de la Messe en ré mineur WAB 26, que Bruckner utilise dans l'Adagio de sa symphonie. Cette contextualisation liminaire n’ajoute aucun argument décisif à un double-album qui suscite autant d’intérêt que de satisfaction inassouvie. Nous étions moins dubitatif face à l’accomplissement de la sixième symphonie gravée à Lucerne, qui représente sans doute la plus patente réussite au sein du cycle entrepris par Hansjörg Albrecht.
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire : 6-10 – Interprétation : 8