La Suite pour orchestre n° 3 de Tchaïkovski, à Hanovre ou à Ekaterinbourg
Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) : Suite pour orchestre n° 3 op. 55. Nikolai Tcherepnin (1873-1945) : La Princesse lointaine, prélude. Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) : Capriccio espagnol op. 34. NDR Radiophilharmonie, direction Stanislav Kochanovsky. 2024. Notice en français, en anglais et en allemand. 65’ 18’’. Harmonia Mundi HMM 905392.
Piotr Ilyitch Tchaïkovski (1840-1893) : Suite pour orchestre n° 3 op. 55 ; Variations sur un thème rococo pour violoncelle et orchestre op. 33. Boris Andrianov, violoncelle ; Orchestre philharmonique de l’Oural, direction Dmitry Liss. 2023. Notice en anglais, en français et en russe. 59’ 55’’. Fuga Libera FUG 834.
Deux parutions récentes valorisent la Suite n° 3 de Tchaïkovski, composée entre avril et juillet 1884 et créée par Hans von Bülow à Saint-Pétersbourg le 12 janvier 1885. Dix ans (1878-1888) séparent l’écriture de la Symphonie n° 4 de celle de la Cinquième ; c’est pendant cette période que naissent les quatre suites pour orchestre, dont la valeur, inégale, entraîne le fait qu’elles sont moins connues et moins célébrées que les symphonies. Elles recèlent pourtant bien des richesses, en particulier la Troisième, accueillie avec enthousiasme, au grand bonheur du compositeur, comme l’atteste une lettre du 18 janvier de la même année, adressée à Madame von Meck : Je n’avais encore jamais connu de pareil triomphe, écrit-il à sa protectrice (rapporté par André Lischke dans sa monumentale biographie parue chez Fayard en 1993 ; le même auteur signe l’excellente notice du présent album).
C’est cette page chaleureuse et intensément lyrique que Stanislav Kochanovsky, le nouveau chef de la NRD Philharmonie de Hanovre, où il a succédé à Andrew Manze en 2024, a choisie pour son premier disque avec sa formation. Formé pour la direction d’orchestre à Saint-Pétersbourg où il est né, Kochanovsky (°1981) a étudié aussi l’orgue et la direction chorale. Il a collaboré avec plusieurs orchestres russes, a tenu la baguette pour des ballets et pour des opéras - il en a une trentaine à son répertoire -, et s’intéresse aussi à des œuvres peu fréquentées. Dans la suite de Tchaïkovsky, il souligne avec bonheur l’Élégie pleine de grâce, avant la Valse mélancolique, dont l’humeur est inquiète, lugubre et fantastique et fait penser à des pages de Dvořák (Lischke, o.c.). Le Scherzo a des côtés oniriques et féeriques, sous l’influence de la Reine Mab de Berlioz (la mélodie est superbe), et le final qui est un Tema con variazioni (douze en tout) adopte des coloris ornementés et contrastés du plus bel effet. L’interprétation est souple, en particulier au niveau des cordes, dont la plasticité est éloquente.
Les compléments à l’affiche, qui précèdent la Suite n° 3, participent à la réussite de cet album. Le Prélude pour la pièce d’Edmond Rostand La Princesse lointaine a été créé lorsque la traduction russe de l’œuvre a été donnée à Saint-Pétersbourg en janvier 1894, quelques mois après la première parisienne, dans laquelle Sarah Bernhardt tenait le premier rôle. On lira dans la notice, avant audition, le texte, intégralement reproduit, qu’écrivit le compositeur, Nicolaï Tcherepnin, pour l’occasion. Cet élève de Rimski-Korsakov a hérité de toute sa capacité de timbres lumineusement variés qui abondent dans cette page de neuf minutes, au sein de laquelle passion, extase et fin tragique plantent un décor onirique, aussi bien défini par Kochanovsky que dans la version qu’en avait donnée Lukasz Borowicz à Bamberg (CPO, 2019).
L’emballant Capriccio espagnol (1887) de Rimski-Korsakov, dont les cinq parties sont traversées par une ambiance de danse collective, avec une orchestration spectaculaire et enivrante, est menée par Kochanovsky avec précision et clarté, mais la flamme que l’on y décèle doit s’effacer devant l’incandescence du feu permanent qu’y insufflait Antal Dorati dans sa version indétrônable, gravée avec le London Symphony pour Mercury en 1959.
La qualité de la prise de son rend en tout cas justice aux qualités de l’orchestre de Hanovre et au geste généreux de son chef. Ce premier album commun inaugure bien d’une collaboration qui ne fait que commencer.

Chez Fuga Libera, c’est un programme uniquement consacré à Tchaïkovsky que propose l’Orchestre philharmonique de l’Oural, fondé en 1936 et basé à Ekaterinbourg, au pied du massif montagneux dont la phalange porte le nom, quatrième ville de Russie en nombre d’habitants, à mille kilomètres de Moscou. Depuis 1995, il est conduit par Dmitry Liss (°1960) qui a appris la direction d’orchestre au Conservatoire de Moscou dans la classe de Dmitri Kitaenko. Des enregistrements pour Mirare ou Fuga Libera témoignent de la qualité de cette formation, qui occupe une place importante dans cette cité imprégnée de culture, mais dont l’histoire retient aussi la terrible exécution du tsar Nicolas II et de la famille impériale en juillet 1918.
Dans cette version de la Suite n° 3, dont le minutage est très proche de celui de la formation de Hanovre, l’accent est mis sur le côté ludique de la partition, le lyrisme étant l’enjeu majeur de timbres où l’émotion le dispute à l’élégance, avec des passages raffinés, en particulier dans la Valse mélancolique, qui adopte ici toute la signification de son intitulé. Le mouvement final convainc particulièrement, avec ses douze variations qui s’enchaînent dans une ambiance divertissante. Un choix est difficile à faire entre la gravure russe de Liss et celle de Kochanovsky à Hanovre. La référence demeure Evgeny Svetlanov, incomparable avec l’Orchestre symphonique de Russie (Melodiya, 1985), mais les deux chefs actuels défendent leur terrain avec des atouts de qualité ; nous éviterons donc de les départager.
En complément, les Variations sur un thème rococo pour violoncelle et orchestre, créées en 1877, sont confiées à l’archet de Boris Andrianov (°1976), formé à l’Institut Gnessin et au Conservatoire de Moscou auprès de Natalia Shakovskaya, qui avait achevé sa formation avec Rostropovitch. Andrianov s’est ensuite perfectionné à la Hans Eisler Hochschule de Berlin, avec David Geringas. Soutenu par des pupitres attentifs à mettre en valeur son souci du chant, qui sait se révéler aussi lyrique que virtuose, Andrianov sert cette partition, au style que l’on peut qualifier de « galant », avec le charme et l’expressivité qu’elle réclame. La signataire de la notice, Elena Krivonogova, a raison de souligner le fait que, à côté de certains moments dramatiques, l’œuvre dans son ensemble est cependant empreinte de paix, de beauté, de cordialité et de désir de bonheur. C’est avec ce sentiment que l’on sort de l’audition.
CD Harmonia Mundi :
Son : 9,5 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 9
CD Fuga Libera :
Son : 8 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9
Jean Lacroix