Le Prométhée Alarcón ranime le feu sacré d’El Prometeo de Draghi

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Antonio Draghi (1634-1700) : El Prometeo.  Fabio Trümpy, ténor (Prométhée) ; Scott Conner, basse (Pélée) ; Mariana Flores, soprano (Thétis) ; Cappella Mediterranea ; Chœur de Chambre de Namur ; dir. Leonardo García Alarcón. 2020. Notes en français, anglais et allemand. Livret en castillan, traduit en français et en anglais.

À la tête de la Cappella Mediterranea, qu’il a fondée dans ce but, le chef et claveciniste suisse-argentin Leonardo García Alarcón poursuit sa quête de musiques oubliées. Quittant, l’ombre d’un instant, le bassin méditerranéen, il s’intéresse cesse fois à un compositeur attaché à la Cour de Vienne, continuateur de Claudio Monteverdi et de Francesco Cavalli. 

À l’image d’un Jordi Savall, cet infatigable défricheur n’a de cesse de raviver la flamme d’œuvres aujourd’hui méconnues et d’en partager l’éclat avec les mélomanes un tant soit peu curieux. Nous lui devons la redécouverte d’un nombre non négligeable d’œuvres inédites, dont plusieurs opéras de Cavalli. Plus récemment, la résidence d’Alarcón à l’Opéra de Dijon permit au public d’assister à la renaissance de deux opéras que le temps assassin avait injustement condamnés à l’oubli : La Finta Pazza de Francesco Sacrati et El Prometeo d’Antonio Draghi. Le coffret que voici est le fruit de séances d’enregistrement qui se déroulèrent durant le mois de juin 2018 à l’Auditorium de l’Opéra de Dijon, à l’occasion d’une production de ce dernier.

Continuateur de Monteverdi et de Cavalli, Draghi fut le compositeur le plus important au service des Habsbourg. Né à Rimini en 1635, il fit d’abord carrière en tant que chanteur -à Padoue, puis à Ferrare. En 1658, il débarque à Vienne et devient chantre de la Chapelle impériale. Nommé Kapellmeister de la Cour de Vienne dès 1669, il accède, quatre ans plus tard, aux postes d’intendant de la musique de théâtre de l’Empereur Léopold Ier et de Kapellmeister de l’Impératrice Éléonore de Gonzague. En 1682, il succède à J.H. Schmelzer en qualité de Kapellmeister de la cour impériale, fonction qu’il occupera jusqu’à sa mort en 1700. 

Le style musical d’Antonio Draghi est principalement celui de l’opéra vénitien de la seconde moitié du XVIIe siècle, bien que ses arias ne soient pas exemptes de passages colorature. En l’espace de trente-huit ans, Draghi laissa rien moins qu’une septantaine d’opéras, une quarantaine d’oratorios, 116 fêtes et sérénades, des hymnes, 2 messes et plusieurs cantates. La plupart de ses œuvres demeurent inédites à ce jour. Ainsi en va-t-il, notamment, d’El Prometeo, dont le troisième acte semble, du reste, avoir été irrémédiablement perdu -Alarcón espérait le dénicher dans un recoin de la Bibliothèque Léopoldine de Vienne où avait trouvé refuge le reste du manuscrit, mais ses espoirs furent déçus. 

Pourquoi donc Alarcón jeta-t-il son dévolu sur un opéra incomplet de Draghi, alors que tant d’autres attendent encore d’être sortis de leur torpeur ? D’abord parce qu’El Prometeo est, malheureusement, loin d’être le seul dramma per musica de Draghi à avoir été démembré -dans certains cas, c’est le début de l’œuvre qui fait défaut. Mais surtout parce qu’El Prometeo est l’un des premiers opéras en espagnol connu. 

C’est en 1669 que Draghi eut vent de la pièce La estatua de Prometeo du poète et dramaturge espagnol Pedro Calderón de la Banca, représentée à Madrid la même année. Séduit, il en fait immédiatement un opéra ; d’abord conçue en italien sous le titre Benche vinto, vince Amore o il Prometeo, l’œuvre fut finalement créée en castillan le 22 décembre 1669, pour l’anniversaire de la Reine d’Espagne. 

Pour redonner à l’œuvre sa physionomie originelle, sa cohérence dramatique et son lustre d’antan, Alarcón ne s’est pas contentée de mettre la main à la pâte en tant qu’interprète : il a aussi composé la musique du dernier acte manquant. Il prétend n’avoir pas cherché à écrire dans le style de Draghi, mais bien à accoucher d’une musique au dramatisme monteverdien, ce en quoi il a parfaitement réussi. Quant au choix de l’effectif instrumental, le chef n’a pas perdu de vue que Draghi destinait son opéra à des exécutions privées à la Cour ; il s’est donc employé à préserver la dimension spectaculaire essentielle de l’ouvrage. À cet effet, il a judicieusement opté pour un effectif relativement réduit, bucolique et parfumé, mais surtout, riche en coloris, avec des cornets, flûtes, saqueboutes, bassons, harpe, cordes et deux clavecins, basse continue et percussions (sans oublier les castagnettes qui, quoique heureusement utilisées avec parcimonie, s’illustrent dès la brève ouverture aux accents volontairement hispaniques). 

Opéra de Cour oblige, El Prometeo devait comporter, à la fin de chaque acte, un ballet, dont la musique fut manifestement composée par Schmelzer. Hélas, celle-ci n’a pas non plus été retrouvée avec la partition de Draghi et n’a donc pu être restituée ici. 

L’intérêt de cette redécouverte du Prométhée de Draghi n’est pas uniquement d’ordre musicologique : à l’image des opéras vénitiens du Settecento, El Prometeo est une œuvre haute en relief, aux couleurs et aux senteurs de la mer Adriatique, baignée de soleil et d’une fraîcheur remarquable. La partition compte quelques petits bijoux, tels que l’air de Thétis « Joven difsreto » par lequel débute la troisième scène du premier acte. La musique composée par Alarcón pour les onze scènes du dernier acte n’est pas en reste, comme en témoignent le lamento de Nicée et de Prométhée à la quatrième scène (« Hasta quando ») et l’air ultime de Minerve (« Y à tus plantas, Nisèa ! »). 

Comme à l’accoutumée, l’interprétation de la Cappella Mediterranea brille d’un feu proprement prométhéen ! La distribution, touffue dans cet opéra dont l’intrigue, complexe, mêle plusieurs histoires parallèles, est magistrale. On y retrouve une brochette de chanteurs et d’acteurs de premier ordre, monteverdiens de cœur et d’esprit, au timbre chatoyant à souhait et au vibrato discret et serré, touchants sans jamais verser ni dans le sentimentalisme, ni dans le pathos. Le ténor Fabio Trümpy incarne un Prométhée incandescent, à la palette expressive étoffée. La voix cristalline de la Thétis figurée par la soprano Mariana Flores est d’un ravissement et d’une séduction rares. La basse Scott Conner campe un Pélée saturnien de haut vol. Giuseppina Bridelli (Nisée) et Ana Quintans -pour ne plus citer qu’elles- parviennent, elles aussi, à trouver le ton juste. Comme souvent chez Draghi, les chœurs et ensembles -ici relativement peu nombreux- sont écrits avec soin (ainsi le Chœur des Néréides et Tritons, sur lequel se referme l’acte I). Le Chœur de Chambre de Namur y fait mouche.

De quoi réchauffer ces soirées d’hiver !

Son : 10 - Livret : 9 – Répertoire : 9 - Interprétation : 10 

Olivier Vrins

 

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