Le Feest Concert du Netherlands Philharmonic au Concertgebouw d’Amsterdam

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Le Feestconcert a lieu chaque année, juste avant Noël. C’est une tradition du Netherlands Philharmonic Orchestra (NedPhO) instituée par le regretté Yakov Kreizberg, qui en a été le directeur musical de 2003 à 2011.

Décorée de fleurs rouges de la même couleur que ses sièges, la splendide Grande Salle du Concertgebouw d'Amsterdam brille de tous ses feux. Dans les tenues de certaines musiciennes, il n’y a pas seulement le noir (et éventuellement le blanc) de rigueur, mais aussi de l’or et de l’argent. La fête peut commencer.

Dans cette salle mythique, le chef d'orchestre arrive par le haut de la salle, derrière l’orchestre et face au plus gros du public, et il a une quinzaine de marches à descendre, entre l’imposant Grand Orgue et cette petite partie du public qui est installée ici, avant d’atteindre les dernières rangées de musiciens, et de traverser l’orchestre pour rejoindre son pupitre. C’est assez théâtral.

Bien que sans entracte, ce concert était en deux parties distinctes : une première consacrée à l’opéra français et italien, et une deuxième sous le signe de la musique latine.

Pour commencer, l’exubérante ouverture de Rouslan et Ludmila du Russe Michail Glinka (1804-1857). Malgré un tempo très rapide, la précision et le velouté des cordes demeurent, et les musiciens semblent s’enivrer de cette virtuosité.

Lorenzo Viotti prend la parole, pour dire sa joie de diriger ce concert. Il propose au public de pleurer, de rire, de danser. « C'est la liberté totale ce soir ! ». Et il présente la soprano française Julie Fuchs qui est, avec le ténor mexico-américain Joshua Guerrero, l’une des deux têtes d’affiches de la soirée.

Elle fait son entrée, par le même chemin. Sa première intervention sera pour l’air Je veux vivre extrait du Roméo et Juliette du compositeur français Charles Gounod (1818-1893). Son aisance vocale est remarquable, et son timbre d’une richesse irradiante. Le cor anglais trouve une sonorité qui s’accorde bien avec la voix de Julie Fuchs. Son contre-ut de la fin déchaîne l’enthousiasme du public. Il faut dire que c’est là une valse tellement bien écrite pour la voix !

Après avoir pris la parole (ce que ne fera pas Joshua Guerrero) pour dire sa fierté de chanter ici pour la première fois, elle présente la suite. Changement d’ambiance avec Il faut partir, un air douloureux extrait de l’opéra La Fille du régiment du compositeur italien Gaetano Donizetti (1797-1848), dans lequel la voix de Julie Fuchs est encore plus émouvante.

Les lumières s’éteignent. Joshua Guerrero arrive du fond de la salle. Nous restons dans l’opéra italien, avec le déchirant air È la solita storia del pastore (aussi connu comme Lamento di Federico), extrait de L'Arlesiana de Francesco Cilea (1866-1950). S’il a tendance à la forcer dans les forte, comme beaucoup de ténors, sa voix est charnue, y compris dans les aigus, ce qui pour le coup est plus rare. La sonorité du violon solo, comme celle du ténor, est riche d’harmoniques ; elles se mêlent idéalement. De plus, ils sont vraiment à l’unisson sur le plan expressif.

Retour à Roméo et Juliette, avec la longue scène Salut ! tombeau sombre et silencieux qui termine dramatiquement l’opéra (et la pièce de Shakespeare) par la mort des deux amants. Malheureusement la prononciation du français par Joshua Guerrero est quelque peu perfectible... Il y a de magnifiques nuances piano dans l’orchestre (la clarinette en particulier). Pour le duo fatal, Julie Fuchs fait son entrée par la porte de derrière l’orchestre, et commence à chanter depuis les premières marches de l’escalier qui descend. L’orchestre est d’une présence remarquable, loin de se contenter d’accompagner. Le NedPhO est l’orchestre spécialiste de l’opéra à Amsterdam et aux Pays-Bas, et en effet, on sent que les musiciens ont l’habitude de réagir aux voix au quart de tour, sans craindre de s’exprimer eux aussi. Voilà qui conclut donc, dans la douleur, la première partie.

Réveil efficace avec le roboratif Mambo de la comédie musicale américaine West Side Story de Leonard Bernstein (1918-1990). Les musiciens se lèvent pour chanter (ou plutôt crier) le fameux « Mambo ! ». L’énergie est maximale, à la limite, même, de la saturation sonore.

Tout en restant dans West Side Story (ce Roméo et Juliette transposé dans l’Amérique des années 1950), l’ambiance change du tout au tout avec l’air Maria. Joshua Guerrero vient s’asseoir derrière le chef d'orchestre, sur son podium, face au public. Sauf dans les forte, à nouveau, il y a beaucoup d’humilité dans sa voix, réellement bouleversante.

On pense rester dans le même état d’esprit, avec le début de la chanson Youkali, extraite de l’opérette Marie Galante, du compositeur allemand Kurt Weil (1900-1950), sur des paroles en français de Roger Fernay. Mais assez vite ce « tango-habanera » nous emmène du côté de l’Amérique du Sud. Le vibrato de Julie Fuchs, ainsi que quelques ports de voix, ne sont pas ici forcément les mieux adaptés. Elle fait le choix (tout à fait respectable) de la sensibilité, loin de la gouaille d’une Barbara Hannigan. L’orchestre est excellent, avec en particulier un solo de violon qui semble improvisé (et qui amuse beaucoup Joshua Guerrero, resté sur scène, assis juste devant le chef d'orchestre), et un autre de contrebasse qui semble surgir des profondeurs de la terre. Il s’agit d’un arrangement de Michael P. Atkinson, qui n’hésite pas à donner une couleur franchement big band de jazz au début du deuxième couplet.

Retour à West Side Story, avec la très « roméoetjuliettesque » scène du balcon Tonight. Ici, dans ce contexte de concert symphonique avec des voix lyriques, nous sommes bien entendu loin de l’univers du film. Mais surtout, les voix sont plusieurs fois couvertes par l’orchestre. De sorte que nous ne pouvons adhérer totalement.

Après ce quart d’heure qui nous aura emmené, entre West Side Story et Youlaki, dans l’univers des immigrés portoricains et des faubourgs argentins, la transition avec la chic et viennoise Tritsch-Tratsch Polka de Johann Strauss fils (1825-1899) paraît improbable...  Mais au bout de quelques secondes, nous nous rendons compte qu’il s’agit de Triqui-Traqui, une réécriture pour le moins dérangée du compositeur vénézuélien Paul Desenne (1959-2023), avec de nombreux accents sud-américains, justement ! Lorenzo Viotti dirige plutôt sagement, se débridant seulement par moments, mais le résultat est sans conteste irrésistible, et l’orchestre s’amuse beaucoup !

Suit la chanson mexicaine Júrame de María Grever (1885-1951), dans un arrangement de Albert Guinovart. Joshua Guerrero est certainement ici dans son élément, mais ses forte sont quelque peu criards (et ne passent d'ailleurs pas toujours l’orchestre).

Pour Historia de un amor, un boléro du compositeur panaméen Carlos Eleta Almarán (1918-2013), Joshua Guerrero reste sur scène. Julie Fuchs arrive de l’avant de la salle, suivie d’une mezzo qui n’était pas annoncée dans le programme, et qui s’avance depuis le fond de la salle. Les deux femmes chantent. Après un solo de violon virtuose, le ténor intervient. S’ensuit une scène de jalousie aux multiples rebondissements. La soprano descend même dans la salle prendre un spectateur dans ses bras. Finalement, les trois chanteurs font la paix, enlacés en trouple, et même rejoints par le chef d'orchestre ! Il s’agit en réalité, au départ, d’une chanson pour une seule voix (dont l’une des versions les plus connues en France est Histoire d'un amour, traduite par Francis Blanche pour Dalida), qui clame la douleur de la perte de l’être aimé. Mais, avec cet arrangement de Didier Benedetti, en dispatchant ainsi le texte entre les trois voix, et avec une mise en scène minimale, on arrive à cette saynète qui a beaucoup amusé le public amstellodamois.

Lorenzo Viotti reprend alors la parole. D'abord pour annoncer que cette mezzo mystérieuse n’est autre que sa sœur Marina Viotti. Puis pour annoncer qu’il laissera la baguette à son assistant, Alejandro Cantalapiedra, dont il fait un éloge appuyé. Ce dernier prend alors la parole, pour dire tout ce qui lui ont apportées ces deux années d’apprentissage avec le NedPhO. Il annonce alors la pièce suivante, la Danzón no 2 du compositeur mexicain Arturo Márquez (né en 1950), en enjoignant ceux qui n’avaient pas osé danser précédemment de le faire cette fois.

Lorenzo Viotti rejoint alors les percussions, et ne sera pas le dernier du pupitre à se déchaîner ! Quant à ce jeune (il est né en 1994) chef d'orchestre espagnol, qui s’est installé aux Pays-Bas où sa carrière semble bien lancée, il a, dans la partie lente de cette Danzón, une battue ample, qui a l’avantage de laisser les musiciens solistes (le clarinettiste notamment) libres d’une certaine souplesse rythmique, au risque de donner une impression d’instabilité. En revanche, dans la partie rapide, il a une gestique assez étonnante, et fort efficace : il semble être un pantin désarticulé, mais qui rebondit quand et où il faut, avec précision. Pour autant, même si on ne s’ennuie pas, cela reste quand même en-deçà de ce que peut nous proposer le fameux orchestre vénézuélien de jeunes Simón Bolívar, qui s’est fait une spécialité de cette pièce brillante. 

En bis, deux chansons. D'abord Granada du compositeur et chanteur mexicain Agustín Lara (1897-1970), dans lequel les trois chanteurs se mettent à danser sur scène. C’est l’occasion de dire quelques mots de Marina Viotti : elle a une belle voix chaude, sensuelle, avec beaucoup de caractère, et a même semblé, dans le répertoire populaire pour lequel elle était sollicitée, parfois plus à l’aise que Julie Fuchs. Enfin, le célèbre Smile, du réalisateur et compositeur britannique Charlie Chaplin (1889-1977), tirée du film Les Temps modernes, en un arrangement dans lequel l’orchestre accompagnait les trois chanteurs sans leurs instruments, mais a cappella, bouche fermée. Très triste, mais très beau.

Amsterdam, Het Concertgebouw, 23 décembre 2024

Pierre Carrive

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