Une avenante Turangalîla-Symphonie inaugure la discographie de Gustavo Gimeno à Toronto

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Olivier Messiaen (1908-1992) : Turangalîla-Symphonie. Marc-André Hamelin, piano. Nathalie Forget, ondes Martenot. Gustavo Gimeno, Orchestre symphonique de Toronto. i 2023. Livret en français, anglais.  73’41’’. Harmonia Mundi HMM 905336

En une poignée d’années, Gustavo Gimeno a constitué une méritoire discographie avec la Philharmonie du Luxembourg, chez Pentatone puis désormais Harmonia Mundi. De la musique sacrée italienne (Rossini et Messa di Gloria de Puccini récompensée par un Joker), un programme César Franck, deux albums Stravinsky où Le Sacre du Printemps et L’Oiseau de feu voisinaient avec des pages néoclassiques, et récemment un parcours Henri Dutilleux primé par Jean Lacroix. Pour son tout premier enregistrement avec l’Orchestre de Toronto, qui célèbre son centième anniversaire, Gustavo Gimeno n’a pas choisi la facilité, puisqu’il a opté pour la vaste Turangalîla Symphonie. Il nous explique dans le livret qu’il a travaillé des mois sur la partition, ce qu’on veut bien accréditer au regard d’une exécution techniquement fort maîtrisée, qui désarme la complexité technique avec aisance.

En sanskrit, une des acceptions du vocable Turanga renvoie à la monture équestre, à la vitesse. Le compositeur a littéralement précisé « c'est le temps qui court, comme le cheval au galop ». C’est cette même ivresse qui caractérise cette interprétation, moins sensible que d’autres aux ingrédients lyriques voire sentimentaux. Ce n’est pas ici que l’on viendra s’abandonner au Jardin du sommeil d’amour, paysage achronique émané de Tristan et Yseult, –déambulation soutenue et lucidité résistent à ce que le présent se convertisse en passé, et que l’on s’oublie dans le décor. Sous la baguette de Riccardo Chailly, les soyeuses cordes amstellodamoises et le subtil clavier de Jean-Yves Thibaudet restent à cet égard préférables voire insurpassés (Decca). 

Plus gênante, cette façon de précipiter Joie du sang des étoiles : faute de ménager de césures ou de marquer une articulation qui nous sauveraient d’une niaise candeur, la prestesse privilégie le cinétique sur l’ébat ludique. On regretterait presque la retenue d’un André Previn (Emi), mollasson dans ce volet mais d’une rare pertinence et suggestivité dans les neuf autres. Le chef espagnol lance la fanfare du Final avec panache, puis contraste efficacement le thème d’amour central, mais la dialectique semble un peu creuse et extérieure : c’est le reproche global qui se dégage du disque. Et pourtant, on ne blâmera pas l’inventive ondiste Nathalie Forget de trop en faire dans ses interventions qui se refusent salutairement à la gadgétisation. Même si la performance ne verse pas dans l’outrance spectaculaire, l’écoute ne perçoit toutefois pas la même construction de sens que Marek Janowski (RCA), ne succombe pas au mysticisme que suscitait Anton Wit (Naxos), dont les large tempi permettaient d’interroger le texte et concouraient à l’impression de profondeur d’évocation. 

Pour autant, la prestation canadienne ne manque ni de clarté ni d’intelligibilité, bien au contraire. Dans les volets impairs, la rhétorique actancielle s’expose nettement grâce aux timbres bien discernés des percussions et à la perspective de la captation qui situe les personnages rythmiques dans un espace où l’oreille trouve repère. Par exemple, dans la seconde partie de Turangalîla 1, le déploiement réciproque de maracas (aux succussions bien audibles), wood-block, grosse caisse (à la fois percutante et enveloppante). Les micros restituent fidèlement les volumes et effets de matière associés aux incarnations symboliques, que ce soient les cuivres du thème-statue ou les clarinettes du thème-fleur. On doit ainsi saluer l’ingénierie sonore et le relief qu’elle tire des micros, qui ne masquent jamais la superposition des strates : l’ouverture, le relief et la transparence de la scène autorisent une optimale lisibilité quels que soient le spectre et la dynamique. Le piano s’y inscrit au centre, comme supersoliste bien intégré dans l’orchestre, sans ôter le moindre poids aux interventions de Marc-André Hamelin, comme toujours d’un esprit aussi foudroyant que ses doigts zélés.

Malgré de passagères superficialités, cette nouvelle version n’en est pas moins très accessible, plus accueillante que l’aride témoignage de Myung-Whun Chung (DG), l’industrie postromantique d’Esa-Pekka Salonen (Sony), ou le byzantinisme que boursouflait Kent Nagano à Berlin (Teldec). Les pupitres de Toronto signent leur brio et virtuosité collective dans le synthétique Développement de l’amour. À son meilleur, ce nouveau CD rappelle l’autoritaire éclat de Seiji Ozawa avec la même phalange (RCA), l’infléchissant vers des paroxysmes volontiers dionysiaques et des éblouissements solaires qui certes négligent les zones d’ombre et signaux faibles que raffinait Simon Rattle à Birmingham (Emi). Quand s’arrête le CD, on n’a pas l’impression d’avoir pénétré les plus subtils arcanes de l’œuvre, néanmoins l’approche à la fois analytique et sensuelle défendue par Gustavo Gimeno intéresse toujours et enthousiasme souvent.

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

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