Le Marcel Proust de Shani Diluka

par

« The Proust Album ». Reynaldo Hahn (1874-1947) : Concerto pour piano et orchestre ; Premières valses [III. Ninette] ; Nocturne pour violon et piano ; Le rossignol éperdu [N° 16. Les rêveries du prince Églantine] [seulement dans la version numérique : N° 52. Hivernale] – Claude Debussy (1862-1918) : Rêverie ; L’Isle joyeuseChristoph Willibald Glück (1714-1787) : La plainte d’Orphée [arr. pour piano de Wilhelm Kempff] – Gabriel Fauré (1845-1924) : Au bord de l’eau, Op. 8 N° 1 [texte de Sully Prodhomme] ; Romance sans paroles Op. 17 N° 3 ; Les berceaux, Op. 23 N° 1 [arr. pour piano de Shani Diluka] ; Le secret, Op. 23 N° 3 [texte d’Armand Silvestre] – César Franck (1822-1890) : Prélude, Fugue et Variation, Op. 18 [I. Prélude] – Eugène Ysaÿe (1858-1931) : Mazurka pour violon et piano, Op. 10 N° 1 – Cécile Chaminade (1857-1944) : Sérénade espagnole, Op. 150 [arr. pour violon et piano de Fritz Kreisler] – Richard Wagner (1813-1883) : Élégie, WWV 93 – Richard Strauss (1864-1949) : Stimmungsbilder, Op. 9 [VI. Nocturno] – Jules Massenet (1842-1912) : Mélodie, Op. 10 N° 5 – Marcel Proust (1871-1922) : extraits lus de Contre Sainte-Beuve [seulement dans la version à télécharger] et de À la Recherche du temps perdu. Shani Diluka, piano ; Orchestre de Chambre de Paris ; Hervé Niquet, direction ; Pierre Fouchenneret, violon ; Natalie Dessay, soprano ; Guillaume Galienne, récitant. 2020. 81’52 (86’26 pour version à télécharger). Livret (et textes des mélodies) en français, en anglais et en allemand. Warner Classics/Erato 0190296676253.


Dans sa discographie "solo", Shani Diluka, outre des enregistrements aux programmes assez traditionnels (Concerto et Pièces Lyriques de Grieg, Romances sans paroles de Mendelssohn, Concertos et Sonates pour violoncelle de Beethoven, Sonate D. 960 de Schubert), nous a habitués, depuis quelques années, à sortir des sentiers battus. 

D'abord avec « Road 66 » (Mirare), un voyage sur les traces de Jack Kerouac, en compagnie de treize compositeurs américains du XXe siècle. Les pièces choisies par Shani Diluka font appel à la mélancolie ou à la nostalgie ; si elles font parfois penser aux grands espaces de l’Ouest, c’est plutôt dans la solitude et l’introspection qu’elles évoquent que pour l’esprit d’initiative et de conquête qu’elles permettent.

Puis avec la « Symphonie des Oiseaux » (Mirare), de courtes pièces du répertoire classique, arrangées pour violon et piano, dans laquelle ont été ajoutées des parties d’oiseaux. Elles sont interprétées par Les Chanteurs d’Oiseaux, deux imitateurs (sans appeaux) qui sont des musiciens épatants. Leurs interventions sont d’une justesse et d’une pertinence remarquables. Le jeu de Geneviève Laurenceau, au violon, est parfois plus extraverti que celui de Shani Diluka, impeccable ici. Si le résultat est inégalement convaincant, l’aventure valait vraiment d’être tentée, car elle nous donne accès à des sensations tout à fait uniques.

Ensuite avec « Tempéraments » (Mirare), des œuvres de C.P.E. Bach (dont un Concerto avec, déjà, l’Orchestre de Chambre de Paris) et de Mozart, jouées sur un piano moderne (dont la pochette ne dit malheureusement rien) pour l’essentiel, mais aussi sur une copie d’un Walter de 1790 pour deux pièces. Ce n’est pas tant dans le programme lui-même, ni dans la démarche musicologique, qu’il faut rechercher l’originalité de cet album, mais plutôt dans la relation entre les deux compositeurs, et surtout dans le jeu de Shani Diluka sur le piano moderne, d’une légèreté et d’une délicatesse parfois à la limite de l’insaisissable et de la fragilité, particulièrement émouvantes.

Juste après, avec « Cosmos » (Erato), deux Sonates de Beethoven parmi les plus courues (Clair de Lune et Appassionata), dans lesquelles Shani Diluka a intégré de la musique indienne (jouée par des musiciens traditionnels), en guise d’introductions ou de transitions entre deux mouvements, mais aussi pour souligner quelques rares passages. La démarche prête bien entendu à controverse et ne séduira pas tout le monde. C’était pour cette pianiste l’occasion de relier deux cultures qui ont nourri sa sensibilité artistique et, si toutefois l’on en accepte le principe, la réalisation a cet attrait d’apporter une autre lumière sur ces Sonates archi-connues.

Et enfin, avec « The Proust Album » (Erato). La pochette est assez explicite de ce point de vue, et il est important de l’avoir en tête : il ne s’agit pas d’une anthologie des inclinations musicales de Marcel Proust, ni des musiques à connaître pour comprendre son œuvre littéraire, mais bien de l’album Proust de Shani Diluka, c'est-à-dire de ce qu’elle a voulu y mettre sur des critères tout à fait subjectifs (et ô combien honorables ! comment aborder Marcel Proust sans y mettre toute sa subjectivité ?). Du reste, cette rapide présentation de sa discographie l’aura peut-être montré : Shani Diluka est une artiste de l’exploration intérieure et du ressenti.

C'est dans cet état d’esprit qu’il faut comprendre, par exemple, cette « restitution », qui n’en est bien évidemment pas une, de la fameuse « Sonate de Vinteuil ». Nous ne savons rien de très précis sur la mystérieuse Sonate de ce compositeur inventé par Proust, et l’écrivain lui-même s’est plu à brouiller les pistes. Tout au plus pense-t-on savoir d’où vient la célèbre « petite phrase » (de la Première Sonate pour violon et piano de Saint-Saëns), et quels sont les autres compositeurs qui ont influencé Proust pour la Sonate et le Septuor de Vinteuil (Beethoven, Chabrier, Chopin, Debussy, Fauré, Franck, Schubert, Schumann et Wagner). Certes quatre d’entre eux sont bien présents dans cet enregistrement ; mais ce sont trois autres compositeurs que Shani Diluka a choisis pour sa propre évocation de « sa » Sonate de Vinteuil, avec trois courtes pièces pour violon et piano : Hahn (Nocturne), Ysaÿe (Mazurka) et Chaminade (Sérénade espagnole). Si nous nous laissons volontiers séduire par les dix minutes de cette trilogie tout en grâce et en sensibilité, c’est en bonne partie grâce au violon merveilleusement raffiné et élégant de Pierre Fouchenneret.

Cette « Sonate de Vinteuil » est au milieu de l’album, entre d’autres courtes pièces, pour la plupart écrites par des compositeurs contemporains de Marcel Proust, que l’écrivain a souvent cités dans son œuvre ou sa correspondance. Peut-on parler, pour autant, d’un album représentatif de ses goûts ? Ce serait aller bien vite. On n’y trouve ni Chopin, ni Schumann, ni Beethoven, qui font pourtant partie des musiciens avec lesquels il avait de puissantes affinités (et, à propos du dernier, il disait même préférer « celui de la fin », dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas le plus immédiat -ils partageaient en outre une attitude similaire face à la peur de ne pouvoir terminer leur œuvre, dont chacun avait conscience de la portée). Certes, il n’avait pas vécu en même temps que ceux-là. C’est donc que le propos de cet enregistrement est ailleurs.

Si l’on y trouve bien Wagner, c’est pour une très courte Élégie bien éloignée du génie de Tristan et Isolde et de Parsifal, que Proust adorait et affirmait connaître par cœur. Si l’on y trouve bien Strauss, mort en 1949 et dont le livret précise que sa présence « dans la Recherche "est l’illustration, s’il en fallait, de la modernité des goûts de l’écrivain », c’est avec un Nocturno certes très beau, mais qui sent bon son XIXe siècle. Et puis, des pièces de Debussy, Fauré, Franck, Massenet, qui ne s’éloignent qu’exceptionnellement de cette atmosphère de salon. D’autant que l'interprétation de Shani Diluka reste le plus souvent dans un entre-deux intérieur, et seule L’Isle joyeuse émerge réellement de ce grand lac brumeux et mélancolique.

Seul anachronisme : La plainte d’Orphée, de Glück, qui, entre l’arrangement de Wilhelm Kempff et la lecture très émotive de Shani Diluka, n’en est plus vraiment un. L’on pourrait croire entendre un air de l’un des opéras qui ont fait la fortune de nombre de contemporains de Marcel Proust.

Autre invitée de cet album : Natalie Dessay. Ses problèmes de voix l’avaient orientée vers d’autres contrées artistiques (chanson, contes, théâtre...). C’est ainsi qu’elles s’étaient déjà retrouvées au disque en compagnie de Babar. En 2013, avec l’originelle Histoire (Didier Jeunesse) mise en musique par Poulenc ; Shani Diluka y brillait de tous ses feux, tandis que Natalie Dessay y était une conteuse moins colorée que sa partenaire, mais très attachante. Puis en 2015, avec un Babar et le Père Noël (La Dolce Vita), pour lequel la pianiste avait mis la main à la pâte en choisissant les musiques, mais aussi avec l’écriture d’une comptine, habilement mêlée au thème de l’Éléphant du Carnaval des Animaux, lui-même agrémenté de plaisantes variations. Dans cet Album Proust, elles interprètent deux mélodies de Fauré. Le charme légèrement suranné de la musique et des textes, la fragilité de la voix, alliée à une maîtrise musicale supérieure et à une partenaire attentive, en font deux moments très touchants.

Troisième artiste convié pour cet hommage à Marcel Proust : Guillaume Galienne, le multi-talentueux sociétaire de la Comédie-Française, pour deux lectures (mais une seule dans le CD physique, à la toute fin) de textes de l’écrivain (crédités, dans les tags de l’édition numérique, comme étant de Victor Hugo, ce qui est tout de même assez fâcheux de la part de l’éditeur...). Le parti pris de faire intervenir une voix parlée dans cet album où le texte est par ailleurs presque absent était sans doute risqué. Il a cependant la grande vertu de faire jaillir l’extraordinaire musicalité de la plume de Proust... et de la voix du comédien, d’une justesse, d’une diction et d’une intelligence rares. L’album se termine par le fameux épisode de la madeleine. Idée simpliste ? Peut-être. Mais en réalité, ce n’est pas l’épisode qui est fameux, mais plutôt la madeleine elle-même. Il nous est précieux de nous remettre en mémoire, ou de le découvrir, ce passage dans son intégralité. Comme un retour aux sources de cette madeleine universelle...

Ces deux textes sont accompagnés au piano, de façon très équilibrée et subtile, par des extraits du Rossignol éperdu de Reynaldo Hahn (avec une autre coquille de l’éditeur pour le second, annoncé comme un arrangement de Kreisler), qui est à la place d’honneur dans cet hommage. Avec, en plus des pièces dont nous avons déjà parlé, et auxquelles il faut ajouter la minuscule et spirituelle valse Ninette, le Concerto pour piano, qui ouvre cet « Album Proust », et qui en constitue assurément la pièce maîtresse.

Dans le livret, Shani Diluka écrit que les quatre mouvements (qui sont en réalité trois, si l’on s’en tient aux intitulés du compositeur : I. ImprovisationII. DanseIII. Rêverie, Toccata et Finale, ou cinq, si l’on compte séparément les parties du triptyque final) de ce Concerto n’ont « presque jamais été enregistrés depuis 1937 » (date de la gravure par la dédicatrice et créatrice, Magda Tagliafero, sous la direction du compositeur). Pour être exact, et sans compter une captation pour la radio française par Jean Doyen et Eugène Bigot au début des années 1950, il existe deux enregistrements commerciaux : Stephen Coombs avec l’Orchestre Symphonique de la BBC Écossaise dirigé par Jean-Yves Ossonce en 1996 (Hyperion), et Angéline Pondepeyre avec l’Orchestre National de Lorraine dirigé par Fernand Quattrochi en 1997 (Maguelone). 

Dans le compte rendu d’un concert donné en 1933, l’alors tout jeune Maurice Bouvier-Ajam écrit : « Le Concerto de M. Hahn est d’une inspiration essentiellement française : ce sont des pages pétillantes du plus étincelant esprit, débordantes d’une fantaisie coquette, d’une préciosité veloutée, d’une finesse exquise. » L’on ne saurait mieux dire. Et c’est tout à fait le parti pris par les interprètes. L’Orchestre de Chambre de Paris y brille de tous ses feux, et l’on sent toute l’attention portée par Hervé Niquet à chaque intervention soliste, ciselée avec un raffinement gourmand. Nulle outrance pour autant, ni encore moins d’ironie. Voilà une musique qui parle directement au cœur et aux sens, et le propos est clairement de n’entraver en rien cette immédiateté. Si l’on n’y est pas réceptif, alors c’est désespéré...

Shani Diluka y est certes moins vigoureuse que l’orchestre, mais toujours aussi expressive. Sa volonté de mettre en valeur le sentiment est manifeste. Et c’est ce que l’on retiendra de l’ensemble de cet album, avec la prééminence de Reynaldo Hahn, dont la musique (et toute sa personne, car ils furent amants) a tant parlé à Marcel Proust. Et si l’écrivain a été au moins aussi sensible à d’autres esthétiques musicales, du music-hall (sans aucune condescendance) aux innovations les plus révolutionnaires de son époque, celle-là était à approfondir. Shani Diluka l’a fait avec toute sa sincérité. 

Pour conclure, et après avoir signalé qu’outre celui de l’interprète, il y a dans le livret un très émouvant texte de Jérôme Bastianelli, qui insiste sur la nécessité pour chacun de faire siennes les pistes proposées par Marcel Proust, voici une citation de l’écrivain, extraite de La Prisonnière, qui illustre bien ce que l’on ressent à l’écoute de cet album : « Je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être -s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse de idées- la communication des âmes. »

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 7 – Interprétation : 8

Pierre Carrive 

 

 



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