Le premier concerto pour piano de Beethoven et les City Stanzas de Sally Beamish : Quand les contraires finissent par se rencontrer !
Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concerto pour piano et orchestre en ut majeur Opus 15 ; Sally Beamish (née en 1956) : City Stanzas : 3ème concerto pour piano. Jonathan Biss, piano ; Swedish Radio Symphony orchestra, direction: Omer Meir Wellber. 2018. Livret en anglais : 61’23 Orchid Classics ORC100339.
En 2015, Jonathan Biss doit interpréter l’intégrale des concertos de Beethoven avec l’orchestre de chambre de Saint-Paul (Minnesota) dirigé par Mischa Santora. Ces musiciens ont alors l’idée de proposer à cinq compositeurs contemporains d’écrire un concerto pour piano, en réaction à l'un de ceux de Ludwig van Beethoven.
Orchid Classics édite progressivement le résultat de cet ambitieux projet où Jonathan Biss est cette fois accompagné par le Swedish Radio Symphony orchestra. Chaque disque est consacré à un concerto de Beethoven, avec en miroir, l’œuvre contemporaine qui lui correspond. Un premier volume paru récemment proposait le Concerto n° 5 « Empereur », couplé au concerto pour piano de Brett Dean (Gneixendorf music – Ein Winterreise). Le Swedish Radio Symphony orchestra était alors dirigé par David Afkham, remplacé dans ce deuxième volume par Omer Meir Wellber. Ce nouvel enregistrement permet d’entendre le premier concerto de Beethoven couplé à City Stanzas, le troisième concerto pour piano de la compositrice anglaise Sally Beamish.
On ne présente plus le premier concerto pour piano de Beethoven tant il a séduit tous les publics depuis sa création. Il est l’un des plus joués tant au concert qu’au disque, puisqu’il a été enregistré régulièrement par tous les plus grands pianistes depuis presque un siècle. Nos vieilles cires en témoignent depuis le premier enregistrement effectué par Wilhelm Kempff en septembre 1925 avec l’orchestre d’état de l’opéra de Berlin (reparu en CD chez APR). Ce concerto à la fois élégant, tonique et virtuose est extrêmement populaire, et autant apprécié par ses interprètes que par le public.
A l’époque de sa publication en 1801, Beethoven vit déjà depuis plusieurs années à Vienne où il recueille l’enseignement des plus grands pédagogues dont Salieri, Albrechtsberger et bien sûr de Joseph Haydn. En 1792, lors de son arrivée à Vienne, Beethoven jouit déjà d’une excellente réputation de compositeur, mais il est surtout reconnu comme un improvisateur de talent et un pianiste virtuose. Entre 1795 et 1800, il fera aussi plusieurs tournées hors de Vienne qui le mèneront notamment à Berlin, Dresde, Leipzig, Budapest, Bratislava, Prague etc…
Pour briller devant un public toujours plus large et enthousiaste, il se voit obligé de composer de nouvelles œuvres dont ce premier concerto en ut majeur Opus 15, (qui en fait est chronologiquement le second, puisque le concerto en si bémol opus 19 a été ébauché avant même son installation à Vienne, et a été publié après le concerto en ut majeur).
Composé vers 1795, Beethoven en donne une première exécution à Vienne le 29 mars 1795 sous la direction de Salieri mais dans une première version qui sera rapidement remaniée. Beethoven interprétera une nouvelle version de son concerto le 18 décembre 1795 dans la petite salle de la Redoute à Vienne, sous la direction de Joseph Haydn. Si l’œuvre n’est publiée qu’en mars 1801 dans sa version définitive, c’est à cause de sa gestation chaotique. Beethoven remaniera le concerto dont il améliorera la partition jusqu’en 1800. Lors des concerts en 1795, la partie de piano sera partiellement improvisée, ce qui était fréquent chez le compositeur. En outre, pour des raisons plus commerciales, Beethoven avait intérêt à conserver le plus longtemps possible le concerto pour son usage personnel, ses rivaux devant attendre sa publication officielle pour se l’approprier et le jouer en concert à leur tour (à l’époque de Beethoven, les droits d’auteur n’existaient pas).
Si Beethoven se déclarait peu « réceptif » à l’enseignement de Haydn, ce dernier reconnaissait par contre les dons exceptionnels de son élève et lui permit d’accéder à la plus haute et influente société viennoise. Haydn l’adoubant même en dirigeant les œuvres de Beethoven et en partageant la scène avec lui. Haydn dirigea ainsi les deux premiers concertos où Beethoven tenait bien évidemment la partie soliste.
Si ce concerto ne peut nier une filiation mozartienne, son caractère emporté et tumultueux, ainsi que son esprit d’improvisation, l’éloignent du modèle. Ainsi, ce concerto révèle déjà le génie musical du compositeur, mais aussi certains traits de caractère typiques comme son humour ou sa combativité. Le jeune et ambitieux Beethoven voulait certainement par cette nouvelle composition séduire un public viennois réputé difficile et exigeant. Cette œuvre révèle toute sa science orchestrale (grâce au parfait équilibre entre les instruments et à la richesse des modulations), et montre son sens du dialogue dès l’arrivée du soliste, capable de prouesses inédites.
L’Allegro con brio initial débute par une longue introduction orchestrale qui se base sur une cellule rythmique toute simple de quatre notes. Enoncée tout d’abord pianissimo, elle s’amplifie rapidement dans ce mouvement très développé qui voit s’affronter l’orchestre et le soliste, dont la partie est aussi brillante que virtuose. Beethoven, sans rompre le parfait équilibre entre une énergie exacerbée et un lyrisme très expressif crée une opposition entre la structure stable de l’orchestre et le discours plus libre du piano. Il exploite les constantes améliorations techniques du pianoforte qui permettent d’entendre ici un magistral glissando, ramenant au tutti de l’orchestre. A l’époque il était d’usage d’improviser la cadence, ce que Beethoven faisait systématiquement au concert. Comme tout le monde n’avait pas ses dons en la matière, il écrira trois cadences différentes pour ce mouvement (une pour le pianiste Steiner von Felsburg et les deux autres pour l’Archiduc Rodolphe). Il prouvait ainsi son désir de créer une musique non figée en lui conservant son caractère improvisé. Ces trois cadences ont été écrites vers 1809, postérieurement à la création puisqu’elles nécessitent un pianoforte de six octaves, soit une octave de plus que l’instrument sur lequel le concerto a été composé.
Le largo tranche par sa tonalité de la bémol majeur et par son atmosphère plus recueillie et poétique. Dans ce mouvement, Beethoven en revient à une esthétique plus mozartienne où le piano et l’orchestre se répondent au lieu de s’affronter. Ils exploitent ensemble d’une façon très expressive et même intime, la mélodie qu’ils agrémentent par de multiples et subtiles ornementations. Ce mouvement lent est l’un des plus émouvants de la production beethovénienne.
Le contraste entre le deuxième et le troisième mouvement est particulièrement tranchant. La rêverie et la délicatesse mélodique font place à un Rondo noté « allegro scherzando » comme pour en souligner l’humour, au caractère libre et facétieux. Cette pièce magistrale aux accents populaires repose sur un premier thème, une mélodie très simple exposée en ut majeur. Introduit par le piano comme c’est l’usage, ce premier thème est utilisé comme refrain, servant de transition à deux couplets où Beethoven exploite, dans un esprit très viennois, des thèmes porteurs d’espièglerie et bonne humeur. Un grand pianiste (Zoltan Kocsis je crois…), sous-entendait non sans facétie, qu’avec la rythmique du deuxième couplet, Beethoven avait déjà inventé la Salsa !
Le passage du concerto beethovénien au troisième concerto de Sally Beamish n’est pas sans surprendre. Le contraste provoqué par la différence de langages est saisissant ; mais n’est-ce pas le but recherché ? Dans son premier concerto Beethoven se base sur le style classique hérité de Haydn et de Mozart et y apporte ses idées novatrices tant dans l’exploitation des instruments que dans ses audaces mélodiques et rythmiques. Sally Beamish reprend la même démarche en s’appuyant çà et là sur des éléments beethovéniens (notamment au niveau de la rythmique et de l’harmonie) intégrés dans un langage contemporain, rappelant parfois la musique de Léonard Bernstein.
Sally Beamish s’inspire dans ses deux premiers concertos pour piano de la nature (point commun qu’elle partage avec Beethoven) : Hill Stanzas faisant référence aux montagnes de Cairngorm, et Cauldron of the Speckled Seas décrivait un tourbillon au large de la côte ouest de l'Angleterre. Dans ce troisième concerto, la compositrice s’inspire cette fois de la ville. Elle décrit dans son concerto un univers urbain actuel assez noir et angoissant.
Voici comment Sally Beamish parle de son œuvre ; « Ce que je ne savais pas, c’est à quel point j’allais être profondément affectée par la situation politique au Royaume-Uni et aux États-Unis, et comment cela affecterait à son tour mon travail. J’ai commencé à voir « la ville » comme l’assaut de l’humanité sur la planète. J’avais initialement prévu de célébrer l’inventivité et la créativité, mais j’ai commencé à percevoir également un motif d’avidité dans les centres du pouvoir et du commerce -le développement d’une technologie lucrative, d’armements toujours plus efficaces ; l'élargissement du fossé entre ceux qui ont tout et ceux qui meurent de faim. La musique des trois mouvements est sombre et sardonique.
Dans le premier mouvement (Burlesque) les timbales prédominent jusqu'à l’entrée au piano solo. Les octaves et les séquences mettent en place une toccata ironique, semblable à celle du cirque. Après une section centrale plus détendue, la musique d'ouverture est entendue de manière rétrograde, de sorte que les gammes ascendantes de la première partie réapparaissent vers le bas pendant que les timbales s'effacent au loin.
Le mouvement central (Requiem) représente la décadence urbaine et la solitude. C'est un mémorial pour ceux qui meurent seuls au milieu de la ville.
Le dernier mouvement (Rondo) présente une structure instable et chaotique : l'ambiance est grotesque et creuse, les différentes sections se chevauchent sans fusionner. Il suit le modèle du Rondo de Beethoven et reprend certains de ses thèmes, mais avec une ironie nauséabonde. Au milieu d'une cadence virtuose, le piano introduit une voix perdue et lyrique, qui réapparaît plusieurs fois mais s'éteint à la fin du morceau par des accords sauvages et tranchants.
Tout le matériel de cette œuvre dérive d’une manière ou d’une autre du concerto de Beethoven, en prenant comme point de départ un petit groupe de notes ou un motif rythmique de chaque mouvement correspondant. Les trois mouvements sont symétriques dans un certain sens -les deux premiers encadrés par une image miroir de leurs mesures d’ouverture, et le dernier un rondo typique, commençant et se terminant par son thème principal. Le concerto s’inspire du jeu expressif et virtuose de Jonathan et de la clarté de son univers sonore. Elle est également influencée par notre anxiété commune face à l’avenir.
City Stanzas a été commandé par l'Orchestre de Chambre de Saint Paul et l'Orchestre de Chambre de Paris avec le soutien du Royal Scottish National Orchestra, de l'Orchestre de Chambre Suédois et de l'Orchestre Philharmonique de la BBC. La première mondiale a été donnée par Jonathan Biss, avec le Saint Paul Chamber Orchestra dirigé par Mischa Santora, lors de la journée d'investiture présidentielle aux États-Unis -le 20 janvier 2017- à Ordway Hall, St Paul, Minnesota ».
Les deux œuvres, malgré des racines partiellement communes, sont séparées par plus de deux siècles et montrent de façon flagrante l’évolution de notre monde. Ce disque admirablement interprété met en opposition les œuvres d’un jeune et insouciant compositeur (il est vrai pas encore frappé de surdité) qui croquait alors la vie à pleine dents, et la description angoissée d’une compositrice contemporaine dépeignant avec talent et force un monde anxiogène et apocalyptique, le nôtre !
Notes : Son : 8,5 Livret : 7,5 Répertoire : 8,5 Interprétation : 9
Jean-Noël Régnier