Le Prince Igor triomphe de l’Apocalypse soviétique

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Le chef-d’œuvre de Borodine s’inspire d’un poème épique de la fin du XIIe siècle relatant la lutte d’un peuple occupant une partie de l’actuelle Ukraine contre des envahisseurs polovstsiens (turcophones venus du Kazakhstan) précédant les grandes invasions mongoles et tatares. La mise en scène englobe l’épopée médiévale, la confrontation Orient – Occident et l’histoire récente. En les dénudant « à l’os », elle laisse tout l’espace à l’émotion musicale tandis que les héros prennent une envergure symbolique, sacrificielle, voire mystique. Le tout passe par une vision sans complaisance, cruellement réaliste, de l’histoire russe. Le recours à des stéréotypes « compris par tous » (treillis, kalachnikov, béton et autoroute) relève de l’ironie car, en réalité, leur insignifiance délibérée permet de pénétrer sans obstacle contingent au cœur de la condition humaine, en ses ultimes retranchements. 

Au fil des quatre actes (version 1890 -le III étant curieusement remplacé par l’Ouverture, occasion d’une salve d’applaudissements pour l’orchestre, et le second Monologue d’Igor orchestré tout aussi efficacement par Pavel Smelkov étant intégré à l’acte IV), le processus de déchéance remonte inexorablement le cours du temps. La cathédrale d’or surmontée d’une croix laisse place à la dépravation de l’oligarchie mafieuse des années 1990 -excellente composition du Prince jouisseur Galitski (Dmitry Ulyanov)- puis aux geôles staliniennes pour conclure avec la vision d’une populace décervelée couronnant un bouffon. Ce sera à l’épouse aimante (magnifique figure de femme) d’offrir la rédemption au héros avant qu’ils ne s’effacent dans la « perspective perdue » d’une autoroute vide.

La vision de ce monde dévasté surmultiplie l’impact musical. Ainsi de l’invocation aux vents et aux fleuves de la princesse Iaroslavna puis du duo des amants réunis. De mêm, est-on empoigné aux larmes lorsque dans cet univers concentrationnaire s’élèvent les doux chants des esclaves évoquant la brise, les roses, les rossignols et raisins de leur pays natal. Grandiose, la partition composite de Borodine célèbre l’infortune du Prince et de son peuple et s’étend naturellement aux victimes de l’éternelle barbarie humaine, de Babylone jusqu’à Boko Haram. Plus de diversions, distractions, digressions possibles : le séisme musical est -lui aussi- « mis à nu ». Ainsi les Danses polovtsiennes se parent-elles de coloris infernaux sous l’impulsion d’une chorégraphie ultra dynamique (Otto Pichler) qui fait appel au goût morbide du carnaval sud- américain comme aux girations des derviches. On mesure au passage tout ce que doit « Boris Godounov » au « Prince Igor » (ou l’inverse) et l’influence qu’exerça ce dernier sur les compositeurs postérieurs (Stravinsky, Prokofiev et tant d’autres).

L’interprétation est à la démesure de l’œuvre. Ample battue, vastes respirations, Philip Jordan à la tête d’un orchestre plein de vaillance fait ressortir les proportions, l’orchestration (Rimski Korsakov et Glazounov) la pulsion dynamique interne, tout en conservant une vigilance de chaque instant aux chanteurs. Les chœurs se hissent à la hauteur de la tâche même si les graves du pupitre masculin auraient mérité plus de profondeur. Qualité que l’on découvre chez la contralto Anita Rachvelishvili (Kontchakovna -très beau personnage de femme également). Bien connue comme mezzo (Carmen ou Dalila), elle libère ici un timbre rare, enveloppant, envoûtant, diamant noir qui brille de tous ses feux. De même, Elena Stikhina (Iaroslavna) subjugue par la rondeur miellée du timbre, la densité de texture, la musicalité des phrasés offrant des moments suspendus de bonheur. Son jeu engagé rejoint celui de son époux princier (Ildar Abdrazakov), magistral de présence scénique et de beauté vocale. Kontchak (Dimitry Ivashchenko) paraît à l’étroit dans son costume de fonctionnaire sadique tandis que le ténor Pavel Cernoch prête à Vladimir un héroïsme parfois tendu. Les énergumènes bouffons, Skoula et Iéroschka (Adam Palka et Andrei Popov), se démènent avec une efficacité d’autant plus méritoire que le contexte dans lequel ils évoluent n’incite pas précisément à la « rigolade ». Vasily Efimov est un Ovlour convainquant tandis que La nourrice et La jeune polovtsienne restent effacées. Les costumiers se signalent par leur paresse chronique : les T-shirt ensanglantés « à la Rambo », les rangers, robes à fleurs en viscose et sacs de plastic mériteraient, au moins, un effort de stylisation.

De son côté, Barrie Kosky, tout en respectant le texte et le sens de la partition, en exacerbe -parfois a contrario, ce que l’on peut lui reprocher- la puissance secrète ; comme celle, ramiste, qu’il avait mise à jour avec Castor et Pollux à Lille et à Dijon. Les amateurs de folklore passeront leur chemin, les autres plongeront avec Borodine et ce diable de metteur en scène dans ce qui rend l’art aussi vital que l’air que l’on respire : faire naître du pire la frémissante et vivante beauté.

Bénédicte Palaux Simonnet

Opéra National de Paris, le 28 novembre 2019 

Crédits photographiques : Agathe Poupeney

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