Le Requiem de Berlioz, au carrefour de deux coffrets Norrington avec ses forces de Stuttgart

par


Sacred Music
. Ludwig van Beethoven (1810-1856) : Missa solemnis en ré majeur Op. 123. Hector Berlioz (1803-1869) : Grande Messe des Morts Op. 5. Johannes Brahms (1833-1897) : Ein deutsches Requiem Op. 45. Amanda Halgrimson, Christina Landshamer, soprano. Cornelia Kallisch, alto. John Aler, Toby Spence, ténor. Alastair Miles, Florian Boesch, baryton. Roger Norrington, Orchestre de la SWR de Stuttgart. Chœurs de la NDR ; SWR Vokalensemble ; MDR Rundfunkchor Leipzig. Juillet 1999, Mai 2003, février 2014. Livret en anglais et allemand ; pas de texte des paroles. Quatre CDs : 72’57, 48’53, 38’12, 64’21. SWR>>Music SWR19532CD

Hector Berlioz (1803-1869) : Les Francs-juges, Ouverture Op. 3. Symphonie fantastique Op. 14. L’Enfance du Christ Op. 35. Benvenuto Cellini Op. 23. Grande Messe des Morts Op. 5. Christiane Oelze, soprano (Marie). Christopher Maltman, baryton (Joseph). Marc Padmore, ténor (narrateur). Frank Bossert, ténor (Centurion). Ralf Lucas, baryton-basse (Hérode). Mikhail Nikiforov, basse (père de famille). Bernhard Hartmann, basse (Polydorus) / Bruce Ford, ténor (Benvenuto Cellini). Franz Hawlata, basse (Balducci). Christopher Maltman, baryton (Fieramosca ). Johannes Chum, ténor (Francesco ). Reinhard Mayr, basse (Bernardino ). Matthias Hoffmann, baryton (Pompeo). Laura Claycomb (Teresa). Ekkehard Wagner, ténor (cabaretier). Monica Groop, mezzo-soprano (Ascanio). Ralf Lukas, basse (Cardinal Salviati). Ekkehard Vogler, basse (officier). Roger Norrington, Orchestre de la SWR de Stuttgart. SWR Vokalensemble ; MDR Rundfunkchor Leipzig. Septembre 2002, juillet, mai & septembre 2003. Livret en anglais et allemand ; pas de texte des paroles. Sept CDs : 68’56 52’48, 38’12, 68’31, 73’47, 48’53, 38’12 (sic). SWR>>Music SWR19531CD

Le même enregistrement du Requiem de Berlioz alimente ces deux coffrets de rééditions, pour l'un centré autour du compositeur français, pour l'autre autour de trois grandes œuvres sacrées du répertoire romantique. Artisan du HIP appliqué aux diverses époques dont le XIXe siècle, Roger Norrington commença à diffuser ses vues sur Beethoven en 1987, fort de deux décennies de direction chorale tel qu’en atteste sa remarquable discographie avec le Schütz Choir amorcée à la fin des années 1960. Ses réalisations pour EMI/Virgin avec les London Classical Players pour Emi/Virgin ont été récemment regroupées et précèdent son transfuge vers le label Hänssler avec le Radio-Sinfonieorchester Stuttgart.

L’enregistrement de la Grande Messe des Morts fut initialement disponible en SACD, dont la restitution en multicanal offrait un évident avantage pour la spatialisation du Jugement dernier au cœur du Dies Irae. En CD demeurent une acoustique spacieuse et une dynamique très contrastée (un ténor quasi inaudible dans le Sanctus, ce qui du moins nous soustrait à son vibrato), où les saillies du Tuba Mirum, du Rex tremendae, du Lacrimosa (étonnantes déflagrations, comme des flashes de lumière) imposent de fugitifs éclats au sein d’un concert globalement peu expressif. Les rares moments d’apparat ne dédommagent pas des ennuyeuses linéarités de cette lecture : que valent quelques minutes impressionnantes face à presque une heure et demie où l’on regarde sa montre ? Dans l’Introitus, le crescendo mollasson sur le fa dièse du « Luceat » (8’25) augurait d’une platitude où le temps semble long, rappelant les tunnels auxquels n’échappèrent certes pas quelques grandes baguettes telles que Lorin Maazel à Cleveland (Decca, 1978) ou Leonard Bernstein aux Invalides (DG, 1975) dont les mensurations voisinaient avec celles de Norrington, déployées sur quelque 87 minutes. Au cas où en lisant le tracklisting erroné l’on imaginerait quelque tempo sacrilège pour l’Agnus Dei, la plage ne dure pas 6’31 mais 15’00, dont une minute d’applaudissements. Les nôtres vont toujours aux témoignages de Charles Munch (RCA, DG), cimentés par une ferveur plus constante, au spectaculaire Maurice Abravanel (Vanguard), voire au radieux lyrisme d'Antonio Pappano à Amsterdam.

Les chœurs de la Radio de Leipzig se joignaient au SWR Vokalensemble qui, dans Beethoven, se trouve allié à ceux de la nordique NDR pour une restitution plus convaincante. On y saluera de très bons solistes, en particulier Amanda Halgrimson et Alastair Miles. Au prix d’une certaine désacralisation, Norrington dirige la Missa Solemnis avec une transparence quasi chambriste, une précision de tous les instants, et perfuse un lumineux positivisme. Similaires à la référentielle version de John Eliot Gardiner (Archiv, novembre 1989), les tempi ne traînent pas. Quitte à édulcorer certaines sections (Dona nobis pacem), à banaliser certaines audaces d’instrumentation (ce qui semblât improbable sous cette baguette généralement férue d’effets), et à priver l’Agnus Dei de son vertige, les spécificités de cette messe se trouvent unifiées et intellectualisées dans une sorte de cérémonial pour l'Être suprême. La captation aurait mérité matière plus consistante, mais on s'accommodera de la fine trame en poussant un peu l'amplificateur.

Dans ce Requiem allemand de février 2014, une vingtaine d’années se sont écoulées après la version Emi, protocolaire et décharnée. Moins radicale à Stuttgart, la manière s’est assagie, au sein d’une prestation parée de remarquables chanteurs (la soprano Christina Landshamer, le baryton Florian Boesch). Elle réserve quelques moments de magie (Ihr habt nur Traurigkeit qui s’éteint en un camaïeu de timbres instrumentaux peaufiné avec un soin), quelques platitudes (Selig sind, die da Leid tragen), occasions manquées (Vivace du Denn wir haben hier keine bleibende Statt). Et hélas la reconduction d’innommables caricatures dont le Denn alles Fleisch, es ist wie Gras, où le rythme de l’émouvante sarabande, la poignante mélodie guidée par les cordes, se voient contrariés par les grognements de cors, déstabilisant et grimant d’entrée le magistral crescendo conçu pour cette marche funèbre. Inutile d’avouer qu’on est loin des sempiternelles macérations d’un Otto Klemperer. Bilan mitigé pour ce coffret, où Brahms et Beethoven, malgré quelques options contestables, s’imposent toutefois devant la velléitaire et poreuse interprétation berliozienne.

Outre le Requiem commenté ci-dessus, le coffret dédié au compositeur lyonnais inclut un opéra, un oratorio, et la célèbre symphonie. Benvenuto Cellini est joué dans sa découpe dramaturgique dite de « Weimar », où elle fut dirigée par Franz Liszt en 1852, selon un plan reforgé en trois actes, après l’échec des représentations parisiennes de 1838-39. Parmi une discographie d’une vingtaine de versions chantées en français, dont la célèbre que signa Colin Davis pour Philips en 1972 avec Nicolai Gedda dans le rôle-titre, cette proposition captée en septembre 2003 au Konzerthaus de Berlin tire son épingle du jeu. L’Ouverture manque un peu de fougue au point qu’on se demande comment Sir Roger parviendra à imposer une convaincante animation. La première intervention vocale, d’un Balducci rengorgé et incompréhensible, n’incite pas à l’optimisme. Même si le maestro n’apparait pas toujours au meilleur de sa forme pour tenir l’œuvre à bout de bras, et que son orchestre se montre plus efficace qu’agile, l'opéra prend toutefois vie avec l’ardeur de convaincants ensembles (Si la terre aux beaux jours se couronne avec le tavernier gouailleur d’Ekkehard Wagner ; quintette et sextuor de l'acte III), d'effervescents transports (finale de l'acte II où se transfuse la fièvre du Carnaval romain pour le Mardi Gras), mais aussi des moments de délicatesse (Bienheureux les matelots). Un Fieramosca patricien (Christopher Maltman) abonde une distribution honorable. Le duo Quand des sommets de la montagne confirme une Teresa claire et ingénue (Laura Claycomb), et le vaillant Cellini de Bruce Ford, d’un bel canto un peu tiré et court d’aigu. Nonobstant, un plateau sans faiblesse pour les rôles principaux, dans une langue la plupart du temps intelligible, qui excuserait l'absence de livret pour cette réédition low cost.

Dans L'Enfance du Christ, le chef anglais propose un parcours parcimonieux et épuré de cette trilogie sacrée qu'il concentre comme une succession d'instants paraboliques, aiguillonnée par l’autoritaire et bienveillant narrateur de Marc Padmore. Se dégage une lisse peinture qui sature les couleurs et écrase la profondeur, digne d'un art préraphaélite, donnant sens à ces vignettes sans sombrer dans un romantisme sirupeux ou sulpicien. Au prix d'une certaine sécheresse de ton qui laisserait regretter le tendre regard porté par la naïve imagerie d'André Cluytens (par deux fois, en 1951 puis en 1965-66) ou de Charles Munch à Boston (RCA, 1956). Ralf Lukas semble résigné à la disparition de son royaume et ne s'inquiète guère de la prédiction des devins dans un Songe d'Hérode plutôt austère, poussif et dénué de menaces. La scène de la crèche révèle la Marie séduisante et encore jouvencelle de Christiane Oelze, à laquelle répond le lyrisme bien dosé de Joseph (Christopher Maltman). La Fuite en Égypte s'inscrit dans un décor diaphane et éthéré, subtilement teinté par les bois de Stuttgart, bercé par un indolent Adieu des bergers à la Sainte Famille qui fait ce qu’il peut pour échapper à la mièvrerie. Le tableau chez la famille ismaélite qui la recueille est dessiné placidement, avec de fins pinceaux pour le trio de flûtes et harpe. La fresque de Norrington, parfois édulcorée malgré ses forces épiphaniques, s’achève sur l’onction émue de son récitant, et l’a capella ébarbé de ses choristes allemands.

En tête du coffret figurent l’Ouverture des Francs-Juges, et la Symphonie fantastique que Norrington avait déjà abordée avec ses London Classical Players en 1989 pour Emi : une lecture dont le plumage éveilla un bruissant ramage auprès d'une presse avide de nouveautés –un élan philologique qu'allait bientôt enfourcher John Eliot Gardiner pour Philips. Cette version avait défrayé la chronique par sa sonorité d'époque, son ambition historiquement informée, pour un résultat, outre la parure revisitée, que l'on pouvait cependant estimer plat et anémié, voire imbu de texturalisme. Le chef inculque ici ses vues à ses forces de Stuttgart, dont ses archets pauvre d’âme. « Pour moi, il est fascinant d'entendre un orchestre moderne jouer de la manière dont aucun n'a joué depuis 1910 environ, lorsque le vibrato continu du XXe siècle a commencé à envahir le monde orchestral » justifiait-il dans le livret de la parution initiale. Avouons que cette nouvelle mouture s'avère un peu plus chaleureuse, quoique pas vraiment charismatique. Joué avec sa reprise d'exposition, Rêveries - Passions navigue entre une diction coulée, qui homogénéise les transitions, et une évidence volonté de contraste. Un Bal fait grand cas des glissandos de la partition, mais l'articulation reste plutôt rectiligne et monocorde, sertie dans une préciosité qui n'évite pas la mignardise. Pour la Scène aux Champs, une direction sans temps mort surmonte toute ornière, mais escamote le paysage dramatique de ce qui n'est pas une simple pastorale, même si les timbaliers ne lésinent pas sur les baguettes (qu'on imagine dures) dans les rumeurs d'orage, édifiantes à souhait. En presque huit minutes, la Marche au supplice prend ses aises pour évoquer les sinistres visions d'échafaud, mais le détail compromet la progression d'ensemble et la routinière parade n'effraie guère, malgré des cuivres crus, et une percussion d'envergure. Idem pour ce Songe d'une Nuit de sabbat fignolé, qui permet de savourer l'instrumentation berliozienne mais qui, en délayant le maelstrom, aura peut-être perdu quelques auditeurs en cours de route, tant les effets de loupe décousent le suspense. Ce qui ne semble pourtant point décourager l'ovation du public.

Christophe Steyne

Sacred Music = Son : 6 à 8 – Livret : 3 – Répertoire : 10 – Interprétation : 4 (Berlioz) à 8 (Beethoven)

Berlioz = Son : 6 à 8,5 – Livret : 3 – Répertoire : 8 à 10 – Interprétation : 4 (Requiem) à 8 (Benvenuto Cellini)

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.