Révélateur programme sibélien par Santtu-Matias Rouvali, qui souffle le chaud sur le froid
Jean Sibelius (1865-1957) : Symphonie no 4 en la mineur, Op. 63. La Nymphe des Bois, Op. 15. Valse triste, Op. 44. Orchestre symphonique de Göteborg, direction : Santtu-Matias Rouvali. Novembre 2021, juin 2022, mai 2023. Livret en anglais, français, allemand. TT 64’27. Alpha 1008
Dans nos colonnes de février 2020, à l’occasion du volume regroupant la deuxième symphonie, Jean Lacroix relatait une « intégrale qui s’annonce passionnante » et qui rencontre effectivement un écho très favorable à la parution de chaque étape. Le quatrième jalon ne dément pas l’intérêt qu’on peut porter au projet sibélien défendu par le jeune chef chez Alpha. Pièce principale du présent CD, cette symphonie écrite alors que le moral du compositeur se débattait entre tourments de santé et déboires financiers. Ce contexte biographique a certainement influencé les climats arides de cet opus traversé de présages funestes, qui navigue entre lyrisme quintessencié et expressionnisme, dans une veine souvent aphoristique et insondable, où règnerait une « confusion de la texture et de la structure » si on citait les mots de Jacques Dupin au sujet des toiles de Joan Miró. L’alliance de subjectivité et d’apparente déconstruction peut aussi faire penser aux Improvisations peintes de Vassily Kandinsky, contemporaines de l’œuvre.
La piste de l’abstraction fut explorée par les différents enregistrements de Paavo Berglund, remarquable d’ascèse, de Thomas Beecham (Emi) ou Herbert Kegel (Eterna) investiguant la minéralité de cette écriture asséchée, d’un raffinement chambriste, qui rechigne au tutti et au déploiement mélodique. Santtu-Matias Rouvali s’inscrit plutôt dans une autre tradition, moins radicale, qui est celle d’un certain post-romantisme, investissant à plein le discours, la variété des effets instrumentaux, et flattant une somptuosité qu’on n’associe pas toujours à ces ruminations ésotériques qui parcourent les quatre mouvements. Parmi les références discographiques, on songerait à Vladimir Ashkenazy avec le Philharmonia (Decca, un des grands disques du Russe à la baguette) voire à l’hédonisme d’un Karajan (DG). L’interprétation retrouve le souffle évocateur dont témoignèrent des aînés comme Ernest Ansermet à Genève (Decca) ou John Barbirolli et sa phalange de Manchester (Emi). Ainsi dans le développement du premier mouvement, cette section qui préfigure les pernicieux tumultes de Tapiola (6’42), dont le chef finlandais sculpte les rumeurs frondeuses. Autres exemples de ce suggestif traitement dans l’insidieux trio central de l’Allegro molto vivace (2’55), où le legato inculqué aux souffleurs contraste avec les interjections de cordes. Au demeurant, ne peut-on percevoir une (fallacieuse ?) germanité dans cette lecture quasi brucknérienne du Il Tempo Largo : ces cornistes opulents (1’21), ces fibrillaires trémolos des violons qui accompagnent la procession vers le climax ? Mais quelle conclusion en majesté ! Trombones, timbales prennent aux tripes (9’05), avant de pulsatiles influx d’archets, qui attestent le soin de Rouvali accordé aux moindres effets.
Sa gestuelle sémaphorique affichée sur les pochettes explique-t-elle sa gestion rythmique affutée, comme la claire géométrie par laquelle les flûtes s’ingénient à rétablir le rythme ternaire au sein de l’instabilité métrique du second mouvement (1’42) ? On sent un vif tempérament dans cette promptitude à engrener l’introduction de l’Allegro final sur un rail intrépide qui en conjure les hésitations. Même vivacité pour activer le balancement du second sujet (2’30). Ce zèle concentre la cohérence formelle et aiguise un sentiment d’urgence qui ne se détend pas après les dissonances cuivrées (7’35), pivot vers une involution qui voudrait certes s’étioler dans les limbes. Face à ces propensions dissolvantes de la partition, Rouvali lutte contre la dessiccation, ce qui n’empêche pas d’enfler d’intrigantes gerçures d’archets dans les derniers instants.
On aura compris que cette approche avance à contre-courant de toute propension monolithique, et combat les perspectives cubistes par une direction charnelle et structurante, qui insuffle une vie palpable et ennemie de la fragmentation. Certains contempteurs contemporains comparèrent cette symphonie à une diète au pain d’écorce. À l’encontre du cirque musical qu’il fustigeait comme dérive (probablement visés : Richard Strauss, Gustav Mahler), Sibelius entendait opposer une eau froide et pure et non servir un cocktail. Cette interprétation de Göteborg résiste à la tentation de l’enjolivement qui serait trahison, mais propose un réconfortant et nutritif breuvage, comme puisé à une chaude source thermale.
Au-delà de cette symphonie ardemment défendue, c’est la Nymphe des Bois qui sera surtout une révélation. Pas un inédit puisque Osmo Vänska ou John Storgård ont déjà contribué à exhumer cette page de jeunesse. On n’hésitera pourtant pas à dire que Santtu-Matias Rouvali en livre une vision magistralement dirigée, et prioritaire pour découvrir cette fable illustrant la rencontre d’un héros scandinave avec une créature des forêts qui lui demande son âme en échange de l’étreinte. Histoire fatale comme les légendes en comptent beaucoup. Cet enregistrement n’a pas son pareil pour attiser l’ivresse de la danse des nains (2’04), un de ces moments où le compositeur excelle à suggérer la mobilité par des strates enchevêtrées, à l’instar du Retour de Lemminkainen. On savourera aussi la séductrice latinité, rehaussée de quelques exotiques percussions, associée à l’enchanteresse (10’58), et l’on admirera la marche funèbre (17’35) au répit sans cesse différé, au centre tonal inassignable, qui se dérobe pour mieux signifier l’essence tragique de cette péroraison.
En complément de programme, la célèbre Valse Triste semblerait s’inviter pour faire bonne mesure. Mais c’est sans doute le sommet interprétatif du disque ! Au prix d’une surdose d’intentions qui surpasse la fade mussitation que l’on entend trop souvent dans cette danse aussi macabre qu’onirique. L’orchestre suédois dispense un art de la césure, du raptus, de l’ornementation, du phrasé qui réveille le drame, jusqu’aux trois accords finaux, taillés au rasoir comme on ne l’imaginerait pas. Une improbable et surprenante vitalité, qui s’inscrit en faux des relents morbides, et que Santtu-Matias Rouvali exalte progressivement, jusqu’à un voluptueux vertige. Quitte à ce qu’un tel volontarisme vire à l’interventionnisme, l’écoute de cette scie du répertoire sibélien s’en trouve régénérée comme jamais.
Christophe Steyne
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10